Il y a vingt ans, quasi jour-pour-jour, un groupe américain sudiste (trois Texans et un natif de la Nouvelle Orléans), sortait son tout nouvel album, attendu avec impatience par des légions de fans grandissantes, et une presse musicale aux dents bien aiguisées. Produit & mixé par Terry Date (connu pour ses faits d’armes avec, entre autres : Slipknot, Dream Theater, White Zombie, Soulfly, Deftones, Soundgarden et Limp Bizkit) et co-produit par Pantera themselves, Far Beyond Driven débarquait en cassettes et CDs dans les bacs. Au fil de onze chansons écrites par les quatre musiciens, plus une reprise, il allait étayer le nouveau propos du groupe, épluché de toutes paillettes et diamants que leurs productions précédentes auraient pourtant pu laisser présager.
Souvent dénigré, y compris par les fans-mêmes du groupe, qui lui préfèrent le côté plus ‘fun’ et abordable de Cowboys From Hell ou Vulgar Display Of Power, ou même l’aspect plus massif de The Great Southern Trendkill, Far Beyond Driven est, au mieux, qualifié d’ « album-passerelle », opérant la jonction entre deux sons différents, deux approches différentes de la musique dite « extrême » à l’époque. Hormis les titres « Becoming », « I’m Broken » et « Five Minutes Alone » qui renouent un peu avec le côté « hits », l’album est dark, profond, torturé et difficile d’approche. Fort du succès commercial de leurs deux précédentes productions (si l’on excepte évidemment les prémices glam du groupe ; ce que tout le monde s’accorde à faire depuis le début, d’ailleurs), c’est dans un contexte de renommée et d’engouement général que Pantera enfante de ce troisième album. Et il rencontrera un succès immédiat, en réussissant notamment l’exploit de trôner en bonne 1ère place des charts américains pendant une semaine entière – du jamais vu pour un groupe de musique qualifiée « extrême », donc.
Eradiqués les screams aigus reminiscents des Judas Priest ou autre gloire metal des 80’s, place ici à un chant bien plus « bourrin » et une tessiture bien plus grave qui va de pair avec une descente aux enfers très personnelle. La musique ne fait qu’un avec des textes cathartiques, et de plus en plus confessionnels d’Anselmo. Tantôt enragé et totalement punk dans son approche (« Fuck you and your College dream » ; « I – can see you, can fuck, inside of you »), tantôt honnête et fort émotionnellement – comme sur « Shedding Skin » : la métaphore du serpent (récurrente chez Anselmo) qui change de peau, et jette symboliquement ce qu’il aime pourtant tant ; « I don’t want you to look at me while I’m shedding skin. I can’t afford for you to see what’s inside me. I’d rather shot myself than have you watch me. I feel you’d steal my skin to try and wear me (…) I don’t think you belongin’ here, I feel I’m sick. Don’t ask because you know damn well where I’ve been, I’ve kept a simple woman through the thick and thin. But I’ve found the guts to sever from my Siamese twin.”
L’album entier est mû par cette dynamique bipolaire et totalement borderline. Lorsqu’on sait que l’état de santé d’Anselmo allait en se dégradant à cette époque (de graves problèmes de dos, le faisant sombrer progressivement dans l’addiction à des calmants de plus en plus puissants pour palier à la douleur, puis de drogues dures au bout du compte), on ne peut que comprendre l’état de dégénérescence et le sarcasme qui sous-tendent toute la trame lyrique du disque. Far Beyond Driven, à l’image de sa position transitoire dans la discographie du groupe, est un paradoxe à lui-seul. Mélange de détermination (comme en atteste le titre : « bien plus que déterminé » en français), de « fuck you attitude », mais aussi de désarroi, de dépression (pour preuve, le dispensable « Good Friends And A Bottle Of Pills » - référence au « Good Friends And A Bottle Of Wine” de Ted Nugent (Week End Warriors, 1978) – décousu et noir de décadence, mais néanmoins pas dépourvu d’un certain rythme entraînant, et de vocaux « screeching » très intéressants, que Phil expérimente ici pour la première fois, et qui influenceront moult chanteurs par la suite) ; un panachés d’émotions brutes mais sincères, portées et magnifiées par le basse / batterie béton de Vinnie Paul & Rex Brown, et les guitares révolutionnaires de Dimebag Darrell. Comme à l'accoutumée, son originalité brille, et c'est avec dextérité et intelligence qu'il manie pêle-mèle whammy bar, harmoniques artificielles, riffs imparables, et solos doublés ; établissant une fois de plus sa marque de fabrique si spécifique.
Si les deux albums précédents étaient une ode aux riffs speed et accrocheurs, celui-ci change radicalement d’abord : un accordage bien plus bas que jamais, des riffs heavy, massifs, et un aspect beaucoup plus groove (voie que le groupe portera à l’excellence avec l’album d’après) qui rappelle Black Sabbath (et ce que confirme la petite reprise de fin, « Planet Caravan », trippante à souhait). C’est à cette époque que Phil Anselmo commence à s’intéresser de près à la scène black metal scandinave, et certains passages ne manquent pas de transpirer ces nouvelles influs (le riff très black de « Slaughtered » par exemple) ; car Phil joue de la guitare et compose avec celle-ci, et fort bien, de la confidence de Dimebag Darrell himself qui n’hésitait jamais à dire que Phil était son guitariste préféré, avec qui il avait le plus de plaisir à jouer.
De gauche à droite : Dimebag Darrel, Vinnie Paul, Phil Anselmo & Rex Brown - circa 1994
Nettement sous-estimé, Far Beyond Driven est en réalité ce que l’on peut appeler un album-culte, et une pierre angulaire dans l’histoire du metal. Sans-concession, investiguant de nouveaux territoires artistiques et sonores, aux antipodes de ce que l’on aurait pu attendre d’un jeune groupe florissant, il sait intelligemment prendre le contre-pied de toutes les tendances et attentes de l’époque pour enfanter d’un ovni qui continue de diviser la critique, vingt ans après sa sortie ! Se pourrait-il que la définition de l’art soit la suivante : peu importe que l’on aime ou pas, tant qu’une œuvre provoque l’inconfort et fait parler d’elle, elle relèverait alors de la maestria ? Dans tous les cas, l’influence colossale que la nouvelle direction abordée, par Pantera alors, aura sur toute la scène musicale extrême (mais pas que) qui est la nôtre, ne laissera aucun doute sur la légitimité de la couronne et du sceptre.
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