"Donner quelques concerts épars, dans des lieux choisis et pour des occasions spéciales, voilà ce que nous aimerions faire !"
Ce sont deux médecins chargés de la peste bubonique qui vont répondre à nos questions. Derrière leurs tuniques de lin recouvrant tout leur corps, gants, bésicles de protection portées sur un masque en forme de bec ressemblant à un oiseau, dotés de chapeau et de baguette, Guillaume Fleury et François Blanc nous parlent du premier album d’Abduction. Une Ombre Régit les Ombres arrive dans nos bacs comme un vent du nord qui nous annonce que les beaux jours sont derrières nous et que lentement nous allons rentrer dans un hiver bien froid et inquiétant…
Lionel / Born 666 : Peux-tu nous dévoiler le nom des musiciens qui se cachent derrière les masques d’Abduction ?
Guillaume Fleury : Bien sûr, nous ne sommes pas anonymes, les masques ont une vocation seulement esthétique qui forme une cohérence avec notre musique. François Blanc est le vocaliste, Mathieu Taverne le bassiste, Morgan Velly le batteur et moi-même le guitariste. Nous nous sommes octroyé des titres de médecins de la peste en rapport avec nos rôles dans le groupe pour renforcer l’univers que nous tentons de développer.
Lionel : En 2010 vous aviez sorti un EP… mais en anglais… François, étais-tu déjà dans le groupe ? Pourquoi une si longue absence ?
François Blanc : Je ne faisais pas encore partie du groupe à cette époque ; Guillaume Roquette, qui participe sur notre nouvel album à la chanson « Une Ombre Régit Les Ombres », assurait la guitare et le chant, et collaborait aussi à la composition. Je n’ai été recruté qu’en 2011. Et je me permets de rectifier ta remarque : les titres de chansons de l’EP étaient effectivement anglais mais deux morceaux, « Height’s Shivers » et « Spacewalk » possèdent des textes entièrement écrits en français. Bon, dans la mesure où il n’y avait pas de chant clair à l’époque, je comprends que ce soit parfois difficile à saisir à l’oreille ! Notre longue absence, quant à elle, tient aux nombreuses difficultés techniques et conflits d’emplois du temps que nous avons rencontré. Chaque étape de l’enregistrement et du mixage s’est avérée très longue, ce qui était un mal nécessaire pour exprimer notre vision de la meilleure façon possible, mais pouvait aussi s’avérer très frustrant… Fort heureusement, nous avons tous beaucoup appris de cette première expérience et comme Guillaume ne cesse jamais d’écrire, les prochains opus ne devraient pas être aussi longs à réaliser.
Lionel : Il est marqué que le groupe réside à Versailles ? Votre inspiration vient de l’histoire de cette ville ?
Guillaume Fleury : Je suis le seul à vivre à Versailles, en vérité, et ne suis pas originaire de cette ville. L’inspiration nous vient de partout sans restriction de lieux, d’ailleurs la plupart des idées présentes sur Une Ombre Régit Les Ombres ont été écrites ailleurs qu’à Versailles puisque je n’y résidais pas encore. Ce sont les arrangements qui ont été faits ici. En revanche, il est clair que l’atmosphère d’une ville aussi chargée d’Histoire joue forcément sur mon inspiration, mais je ne me limite pas à un lieu en particulier. Je recherche toujours à sentir le poids des siècles et cela me pousse donc logiquement à parcourir de nombreuses villes et villages pour y découvrir leurs monuments historiques, ce qui ne manque pas dans notre pays !
Lionel : Pour l’artwork, est-ce L'Église d'Auvers-sur-Oise mais ici en noir et blanc de Van Gogh ? Et pourquoi ?
Guillaume Fleury : Il s’agit effectivement de « L’Eglise d’Auvers-Sur-Oise » de Van Gogh. Ce tableau est l’un de mes favoris car j’ai toujours eu la sensation que le peintre avait saisi à merveille l’atmosphère d’une église de village, dans tout ce qu’elle dégage à la fois de grandiose et de mystérieux. C’est d’ailleurs très certainement l’un des tableaux du Néerlandais qui intrigue le plus les visiteurs au musée d’Orsay, aux côtés de ses autoportraits, tant il porte une atmosphère magnétique. Le recours à des couleurs plus sombres est lié au fait que nous relions cette image au titre de l’album, Une Ombre Régit Les Ombres, qui peut revêtir plusieurs sens, l’un d’entre eux étant l’ombre de l’église qui régit les ombres des habitations du village…
Lionel : Le premier titre « L’horloge » … est-ce une référence à Brel « Et s'ils tremblent un peu est-ce de voir vieillir la pendule d'argent, Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui dit : je vous attends » …
Guillaume Fleury : Pas du tout. La référence est à trouver du côté des « Fleurs Du Mal » de Baudelaire. Mais il est fort possible que cette chanson soit elle aussi inspirée de Baudelaire, ce poème étant l’un de ses plus fameux !
Lionel : Les visuels sont très baroques, plutôt bal à Venise ou soirée décadente dans le château de Versailles ?
Guillaume Fleury : Ni l’un ni l’autre ! Ces costumes sont inspirés de ceux des médecins de la peste qui exerçaient en France au XVIIème siècle. Le recours au masque de corbin se justifiait par le fait que ces médecins étaient persuadés que la peste se transmettait par les miasmes, et donc l’air, et plaçaient ainsi des herbes aromatiques au bout du bec afin de se préserver de la maladie. Bien évidemment, ils en mourraient presque tous. Les photos ont été prises par Manu Wino au sein de l’aître Saint-Maclou de Rouen, qui était l’un des principaux cimetières de pestiférés. Nous avons tenté d’approcher au mieux l’idée que nous nous faisons de ce costume, bien que peu de précisions existent à son sujet. En revanche, ces médecins ont fait naître quelques fantasmes et légendes inquiétantes, tant ceux-ci effrayaient la population !
Lionel : Les titres dépassent les huit minutes pour atteindre plus de treize minutes pour « Sainte Chimère » avec pour la plupart de nombreux changements de rythmes, d’ambiances, du chant clair et growlé. Comment avez-vous travaillé ? Comment faites-vous pour en arriver à des morceaux si longs ?
Guillaume Fleury : Je commence par dégager les structures des morceaux à la guitare, puis Morgan Velly intègre ses parties de batterie et Mathieu Taverne écrit ses lignes de basse, leur travail influençant parfois un peu la structure générale ou les arrangements de guitare que je prends en charge en parallèle. Une fois les morceaux complétés je mets en place les lignes vocales, qui existent parfois dès la première étape mais dont les phrasés peuvent évoluer en fonction des arrangements et des autres instruments. Le fait que les morceaux soient longs n’est pas prémédité, c’est quelque chose qui vient naturellement, et notre envie étant de développer des histoires épiques, parcourues de nombreux rebondissements, cela s’impose logiquement, bien qu’une durée standard de douze minutes environ semble vouloir s’imposer avec le temps.
Lionel : Comment fais-tu pour trouver tes lignes mélodiques ? Quelles sont les thèmes abordés dans tes paroles ?
Guillaume Fleury : En vérité, le processus d’écriture est très naturel, ce sont les idées nées à la guitare qui guident les morceaux, puis les arrangements qui voient s’affiner l’ensemble des lignes vocales, que j’ai souvent déjà en tête très tôt dans le processus. Les textes abordent globalement la thématique du temps qui passe, l’obsession de la fuite irrémédiable du temps et la mortalité qui se rapproche toujours plus, ce thème se liant naturellement à celui de l’Histoire et des marques immuables que l’Homme peut laisser à travers les siècles, le renvoi au riche passé que nous évoquent les paysages et architectures de notre pays ou les évènements marquants qui l’ont touché. Bien que nos textes portent des thèmes principaux simples, il est important pour nous que chacun d’entre eux propose plusieurs niveaux de lecture et il faut creuser un peu pour saisir l’ensemble des idées cachées ça et là, mais nous avons beaucoup travaillé afin que l’ensemble reste parfaitement déchiffrable pour qui fera l’effort de chercher toutes les clés. Cette part de mystère nous tient très à cœur car c’est bel et bien une l’une des choses les plus fascinantes qui caractérise le black metal selon nous.
Lionel : Travaillez-vous en commun ?
François Blanc : Nous n’avons pas eu l’occasion, pour cet album, de nous réunir tous ensemble pour bosser « en groupe ». Cependant, à chaque étape du processus, chacun de nous a eu l’occasion d’intervenir, de proposer ses idées et suggestions à Guillaume, qui demeure le compositeur principal. J’ai, par exemple, suggéré une ou deux idées de mélodies vocales à Guillaume, qui ont été retenues. J’ai aussi participé aux arrangements vocaux à quelques reprises. Par ailleurs, Guillaume a tenu compte du style de chacun d’entre nous pour écrire les morceaux. Il est clair que le jeu très expressif et chargé de Morgan à la batterie a orienté l’écriture ou le tempo de certains riffs, par exemple.
Lionel : Vos gouts musicaux sont vastes au sein du groupe puisque vous êtes déjà deux à jouer dans Angellore. Quel sont les grandes influences cachées dans Abduction ? Pour toi, passer de l’atmospheric doom au black metal est-ce une démarche aisée ?
François Blanc : Bien que Guillaume soit un membre de la « famille » Angellore depuis de nombreuses années maintenant et que nous ayons fait plusieurs répétitions ensemble, il ne fait pas partie du groupe et n’a jamais écrit ou enregistré quoi que ce soit pour nous. Les influences d’Abduction sont à puiser du côté de groupes comme Opeth, Dissection et Primordial, qui sont importants pour chacun d’entre nous et qui ont tous une personnalité vive, un talent remarquable et une propension à la mélancolie. Et pour répondre à la deuxième partie de ta question, le black metal est l’un de mes styles de prédilection et passer d’un groupe à l’autre n’est pas difficile, car mon rôle dans les deux formations est bien différent. Au sein d’Angellore, je compose beaucoup et m’implique en profondeur dans chaque étape du processus de création. Avec Abduction, mon but est avant tout de me mettre au service de la musique et de l’univers personnel de Guillaume, de les faire « entrer en résonnance » avec ma propre sensibilité, de m’approprier cet univers et ses obsessions visuelles et de retranscrire par ma voix ce qu’il attend de moi. Ce n’est donc pas la même démarche, ce qui me facilite les choses. Je suis heureux d’appartenir à deux formations aussi différentes et complémentaires, qui me touchent si intimement. Et puis, cela me donne l’occasion d’exploiter différentes facettes de ma voix, ce qui est très intéressant !
Lionel : Pensez-vous faire des dates ? Si oui pensez-vous rester masqués et ouvrir pour Ghost ?
François Blanc : A terme, c’est effectivement notre objectif. Donner quelques concerts épars, dans des lieux choisis et pour des occasions spéciales, voilà ce que nous aimerions faire. Et bien sûr, n’hésitez pas à filer mon numéro à Papa Emeritus !
Guillaume Fleury : Nous tenons en effet à proposer un visuel suffisamment travaillé pour évoquer l’univers que nous essayons de mettre en place à travers notre musique et nos textes, et cela implique du temps pour bien faire les choses.
Photos : © 2016 Manu Wino
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