L’industrie de la musique a bien des défauts (même si elle est parfois critiquée à tort et à travers), pourtant elle dispose d’un avantage décisif et trop souvent laissé dans l’ombre : sa capacité à faire rire. Même si le cynisme à petite dose peut s'avérer salvateur. Tout d’abord, brisons un mythe. Les labels ont toujours privilégié un objectif : faire de l’argent. Le label est une entreprise comme les autres, insérée dans un marché (au fonctionnement certes particulier) et qui doit faire des profits pour survivre et développer ses activités. Bien sûr, le label ne peut pas reconnaître ça haut et fort : ce serait admettre que les dés peuvent être pipés, que la « libre concurrence » n’est pas aussi libre que cela, que certains courants et artistes sont davantage mis en avant, que l’offre est adaptée aux modes du moment. Dès lors commence un amusant jeu du chat et de la souris qui a récemment connu quelques soubresauts qui méritent le coup d'oeil.
Le concept de « matraquage » est importé des USA dès la fin des années 1950 par Lucien Morisse, grand gourou de la programmation musicale d’Europe 1 qui avait contribué à lancer « Salut les copains », soit une émission qui privilégie la musique, mais pas n'importe laquelle. Les groupes anglais connaîtront de grands succès en France, ce qui ne sera pas le cas de la production nationale. Le rock fait peur (la nuit de la Nation c'était juin 1963), et l'image des "Yé Yé" est conçue pour ne choquer personne (et plaire à tout le monde). Diffusés 20 fois par jour, les "idoles des jeunes" déferlent sur la France tandis que les groupes de rock galèrent pour être pris au sérieux par une industrie qui privilégie la simple distribution des vedettes internationales, au détriment d'investissements dans la production locale.
Autre solution : le bakchich. La payola, du nom utilisé aux Etats-Unis pour désigner les arrangements entre radios et majors, a parfaitement fonctionné pendant des décennies (et n'a pas disparu). Des agences spécialisées dans les relations avec les radios étaient engagés pour séduire les programmateurs des radios à la mode à grand renfort de "cadeaux" (indispensables mais sans garantie de résultas). On retrouve bien sûr ce système en France : le journaliste Philippe Astor remarquait ainsi que TF1 et M6 concentraient 81 % des investissements publicitaires des majors en 2003, tandis que les cinq radios les plus importantes (NRJ, Skyrock, Fun Radio, Europe 2 et RTL) en concentraient 75 %. C'est en effet sur ces antennes, qui sont également les plus difficiles à atteindre, que la prescription musicale est la plus efficace.
Evidemment, ce système donne un grand pouvoir aux grosses radios, qui ont logiquement fait grimper les enchères. L'investissement marketing nécessaire pour entrer dans le Top 20 en France se situait au début des années 2000 entre 460 000 euros et 760 000 euros. L'industrie du disque américaine se tourna vers le congrès pour détruire le système qu'elle avait contribué à créer. Le sénat fit ouvrir une enquête en 2004 qui mit en évidence que les 4 majors avaient dépensé plus de 31 millions de dollars au cours des quelques années précédentes pour imposer leurs titres en radios (qui les avaient gracieusement accepté, je rêve d'un bouquin genre "Les dessous de Skyrock", ou Nrj, avec les récits d'open bar dans les hôtels). Les conglomérats radiophoniques durent payer 12,5 millions de dollars d'amendes et accepter une surveillance plus étroite de leurs relations avec les labels.
Rien de neuf, mais voici les derniers rebondissements en date : jeudi 20 décembre dernier, l’autorité de la concurrence a condamné la Fnac, France Billet et Ticketnet à hauteur de 9,3 millions d'euros pour entente illégale sur le prix des billets de spectacle sur une période allant de 2004 à 2008. Ces trois revendeurs s’étaient mis d’accord pour accorder leurs violons et augmenter leur commission auprès des producteurs de spectacles. Elles ont également cherché à écraser un nouvel arrivant, notre partenaire Digitick arrivé en 2007, en menaçant les producteurs de boycotter leurs spectacles s’ils concluaient un accord avec ce nouvel acteur. Les accusés ont reconnu les faits et s’en tireront à plutôt bon compte.
Plus amusant est le tour de vis opéré par Youtube sur le nombre de visionnages. Celui-ci a plusieurs impacts : déjà, contribuer à lancer un buzz, à titiller la blogosphère et médias divers à s’intéresser à tel artiste dont la vidéo a été vue plein de fois. Réussir à faire le buzz en amont est désormais primordial, alors que l’offre culturelle n’a jamais été aussi importante (une autre particularité du numérique : si tout le monde peut créer, il devient difficile de surnager dans cet océan de productions). Ensuite, de façon plus prosaïque, Youtube ayant développé un système de rétribution aux contributeurs les plus visités,, il paraît logique qu’il surveille tout ça d’un peu plus près qu’auparavant. Et voilà-t y pas que le compte d’Universal Music a perdu un milliard de vues (il en est désormais à un total cumulé de 5,9 milliards), quand Sony Music a carrément perdu 99% de son chiffre une fois les robots à faire du chiffre dégagés ! Depuis, le service redirige les utilisateurs vers un autre site au compteur plus flatteur sorti d'on ne sait trop où.
Alors bien sûr, on voit mal Youtube surveiller de près chaque artiste. Pourtant, un compte non officiel de Britney Spears a vu son nombre de visionnages Youtube passer de 670 à 207 millions. Encore que non officiel, aux dernières nouvelles ça reste à voir, et le compteur officiel de la chanteuse pourrait connaître quelques surprises dans un futur proche. Michael Jackson est passé de 635 à 348 millions (ça marche aussi avec les morts), Chris Brown de 455 à 268, Beyonce de 457 à 305. Il faut dire qu'à 5 dollars les 10 000 vus, on aurait tort de se gêner. D’autres grandes stars internationales seraient dans le collimateur. Peut-être que Gangnam Style n’a pas encore dépassé le milliard finalement ? Peut-être que Justin Bieber n’a pas été regardé par autant d’adolescentes amateur de mèches en furie que le laissent supposer ses chiffres indécents ? Au-delà de ces questions sans grand intérêt, il en reste une bien plus prometteuse : dans le contexte actuel de pantalonnade générale, que vont-ils encore pouvoir trouver pour nous faire rire ?