Mastodon – Hushed and Grim

Il est des moments charnières dans la vie, comme l’expérience de la perte d’un être cher. Mastodon, marqué par cette épreuve en 2018, s’est appliqué à faire passer douleur, regrets et émotions dans ses compositions. Le quatuor, formé il y a plus de deux décennies, émerge de ces longs mois de pandémie plus soudé que jamais, et dévoile aujourd’hui son huitième opus très attendu, Hushed and Grim, double album monumental, massif et nuancé, aux propos intimes mais à la portée complètement universelle.

Les membres de Mastodon ont déjà, par le passé, trouvé la force de ne pas céder au désespoir et de transcrire en musique les épreuves qui s’étaient mises en travers de leur chemins personnels, signant ainsi des albums aussi marquants que Crack the Skye (2009), The Hunter (2011), ou Emperor of Sand (2017). Le décès de leur grand ami – et manager de longue date – Nick John, des suites d’un cancer en 2018, a touché simultanément tous les membres du groupe qui ont pris le parti, encore une fois, d’extérioriser la peine causée par cette tragédie de la façon la plus expressive qui soit : un vibrant hommage sous la forme d’une quinzaine de compositions musicales aventureuses et puissantes.

Hushed and Grim s'aborde comme un voyage aussi étrange que fascinant, une navigation à travers des tonalités variées, les morceaux étant complètement différents les uns les autres.

Quelle entame, d’abord, que les deux morceaux "Pain With An Anchor" et "The Crux" ! La mélodie irrésistible du premier, portée par ses riffs circulaires et les lignes vocales complémentaires de Brann Dailor et Troy Sanders, avant une outro monstrueuse, laisse une impression de lourdeur, tandis que le second, plus brut dans l’attaque (les cris de Troy étant finement soulignés de screams signés Brent Hinds), impose un tempo redoutable et saccadé où la virtuosité de chacun est palpable, avant un pont soudainement contemplatif et aérien. Du pur Mastodon pour les amoureux de la première heure, que l’on retrouve également plus loin dans l’album, avec "Savage Lands", peut-être encore plus menaçant, incisif et écrasant.

Dans ces cheminements à la recherche d’une voie pour comprendre, accepter le départ de l’autre, ou devant la prise de conscience de l’impossibilité de la surmonter vraiment un jour, les Américains ont su créer des mélodies à la charge émotionnelle toujours juste, venant ponctuer l’opus de pauses salvatrices et de moments d’une beauté presque irréelle.

La prestation vocale feutrée et intense de l’excellent Troy Sanders se fait délicate et intense, déchirante même, portée par les caresses de la basse et des guitares, sur des ballades acoustiques mélodiques ponctuées de synthés nostalgiques ("Skeleton of Splendor") ou de soli shreddés capables d’arracher des larmes ("Had It All"). La peine est aussi palpable dans les paroles d’adieu de "Dagger", où la rythmique solennelle et tribale s’ouvre sur un passage instrumental teinté de psychédélisme dépaysant.

Il faudra un certain effort de la part de l’auditeur pour s’accrocher et suivre le groupe dans ses explorations sonores et son voyage progressif, car Mastodon ici ne s’interdit rien. De la même façon qu’il existe autant de façons de gérer le deuil que d’êtres humains, l’album donne libre cours aux sensibilités individuelles. Chacun des quatre musiciens s’exprime et voit sa densité libérée grâce à l’excellente production de David Bottrill (Tool, King Crimson, Placebo ou Muse).

Le subtil et philosophique "Sickle and Peace", aux lignes vocales aériennes et inspirées du duo Troy / Brann, regorge de riffs exceptionnels signés Bill Kelliher pour un va-et-vient entre lourdeur et légèreté. Brent Hinds place son timbre écorché et ses accords bluesy teintés de Sud dans le chaloupé "The Beast", et son chant se mêle aux lignes vocales plus telluriques de Brann et Troy dans le complexe "Peace and Tranquility", qui met en lumière les différents musiciens par des changements de rythmiques, riffs intriqués, et de belles harmonies. Sur huit minutes de pérégrination progressive et de structure en tiroirs, "Gobblers of Dregs" nous guide d’une introduction presque doom à des motifs hypnotiques et accords plombants cohabitant avec des passages enlevés presque funky.

Mastodon band 2021

Aucun doute, le groupe originaire d’Atlanta est passé maître dans l’art du complexe, du puissant, mais aussi de l’accrocheur. En cela, le choix des deux premiers singles à être présentés au public montre cette audace, puisque rien ne semble les rapprocher. "Teardrinker", aussi efficace qu’entêtant, est rempli d’émotions et teinté de spiritualité et de nostalgie par son solo de basse seventies signé Troy Sanders, alors que "Pushing the Tides", introduit par l’une des innombrables attaques de snare survoltées de l’infatigable Brann Dailor, évoque les tourments et les doutes par des couplets effrénés à peine adoucis par les refrains plus mélodiques.

Les termes hushed and grim (en français, feutré et sombre) prennent leur sens dans l’exploration de l’intime, et dans ce long périple sombre qui est celui du deuil. Mais l’expression des mastodontes est la meilleure, aussi, dans le bruit et la puissance, le blood and thunder - titre phare de Mastodon, depuis l'album Leviathan en 2004. Et c’est au moment où ces forces contraires se cristallisent, que le moment de grâce arrive, comme suspendu dans le temps. La pépite "More Than I Could Chew" possède tout ce qui fait un grand morceau, à n’en pas douter un futur classique dans le répertoire du groupe, et, espérons-le, dans ses setlists à venir : puissance, lourdeur et émotion. Force et magie surgissent des riffs punitifs se muant en étreintes, des lignes vocales à en avoir des frissons, des passages contemplatifs aériens, ou des ruptures de tempo amenant au solo captivant.

Le quatuor aborde la thématique du deuil avec toute la finesse que seuls les grands peuvent toucher : sans aucune réserve, ni la moindre crainte de jouer sur la corde sensible. Mastodon maîtrise parfaitement ce jeu de la corde sensible, justement, que ce soit par les cordes vocales, ce chant poignant et inspiré, et les cordes, instruments des complaintes et des doutes propres à l’être humain, permettant d’accéder à un langage universel.

Le final éclatant de l’album révèle cette puissance : intensité et émotions sont maximales pour l’élan symphonique porté par les riffs et les notes de piano dans "Eyes of Serpents" où les soli de Brent se transforment en véritables lamentations. Sur le poignant "Gigantium", les jeux sur les tempos et les riffs majestueux magnifient les lignes vocales inspirées, avant qu’une conclusion au violoncelle ne vienne nous tenir en haleine jusqu’à la dernière seconde de cet opus, point d’orgue à ce voyage intérieur de la même durée qu’un long métrage.

Vingt-et-un ans d’existence, et voilà clairement l’âge de l’expérience pour Mastodon, au sommet de son art avec ce magnus opus poignant, tout en variété et en intensité. De quoi dépasser même les attentes des fans, avides de nouveauté depuis quatre ans maintenant, et séduire dans le même temps le plus grand nombre.

Le quatuor signe un album remarquable, ambitieux sans être poseur, pleinement abouti et capable d’emmener l’auditeur à travers les épreuves les plus douloureuses. Avec sa tracklist dense mais idéale, ses sonorités aventureuses et son langage émotionnel universel, le magistral Hushed and Grim ne peut que se hisser haut, très haut dans la discographie du groupe, et se place naturellement parmi nos favoris de l’année 2021. Un classique, déjà indispensable.

Tracklist Hushed and Grim :

Disque 1

1. Pain With An Anchor (5:02)
2. The Crux (5:00)
3. Sickle And Peace (6:18)
4. More Than I Could Chew (6:52)
5. The Beast (6:03)
6. Skeleton Of Splendor (5:04)
7. Teardrinker (5:21)
8. Pushing The Tides (3:30)

Disque 2

9. Peace And Tranquility (5:56)
10. Dagger (5:12)
11. Had It All (5:26)
12. Savage Lands (4:25)
13. Gobblers Of Dregs (8:34)
14. Eyes of Serpents (6:50)
15. Gigantium (6:54)

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Hushed and Grim de Mastodon sort le 29 octobre 2021 via Reprise Records. Il est disponible en précommande ici.

NOTE DE L'AUTEUR : 10 / 10



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