La deuxième journée de Guitare en Scène dit adieu au Hard saturé de la veille, au revoir les vestes à patch - dommage que les perfectos n'aient pas suivi le pas vers la sortie ! - place à un public plus âgé, venu voir une sélection plus blues, et une tête d'affiche légendaire, qui voit la jauge afficher complet. Plus de Tonton Zegut pour présenter les artistes, mais Sam Degasnes de Une Chanson L'addition est présent partiellement, ayant enregistré à l'avance des petites vidéos qui agrémentent les diverses introductions. C'est parti pour une programmation moins classique pour nous, et une journée axée sur le passage du temps.
One Rusty Band - Scène Village - 18h45
En ce jeudi férié, c’est sous un soleil de plomb que One Rusty Band démarre son set. Le duo est composé de Greg et Léa : le premier assure presque tous les instruments en mode homme-orchestre (guitares et autres cigare box, harmonica, une grosse caisse décorée d’une belle marionnette de grenouille) et le chant. Léa, danseuse acrobate, est quant à elle debout et agrémente les rythmiques avec ses claquettes. C’est dynamique, tout est fait pour faire bouger le public, malgré le soleil intense de cet après-midi caniculaire, décidé à troubler la fête. Solution pour le duo ? En jouer. Entre les morceaux, Léa et Greg se plaignent, disent que la sueur recouvrent leurs accessoires, échangent des regards de guerriers solidaires avec un public qui comprend leur peine autant qu'il la ressent. On en vient à se demander comment les deux font pour tenir sur scène le temps du set, et en particulier Léa, qui s'articule avec vigueur, joue de grands écarts, fait le poirier sur tête juchée sur une chaise et se doit de tenir le rythme. Ce qui est impressionnant en temps normal force le respect dans ces conditions. À deux reprises, elle sort un washboard, qu’elle enfile par dessus sa robe noire et blanche, apportant de nouvelles percussions. D’abord très clairsemé, le public finit par se montrer présent et réceptif au jeu du groupe, particulièrement raccord avec la météo. En effet, le jeu au bottleneck et les compositions d’influence Bayou/New Orleans respirent les chaudes soirées d’été des états du Sud. L’annonce aussi d’une journée nettement plus portée blues que la première ? C’est ce que nous allons voir !
Robert Cray - Scène CHAPITEAU - 20h
Ce voyage vers les confins de la Louisiane proposé par One Rusty Band donne le ton, celui d’un regard en arrière, d’une volonté de se diriger vers des genres vieillis par le poids des années, mais toujours vifs dans les voix de ceux qui les exécutent. Avant d’accueillir Jeff Beck sur la Grande scène, lui aussi légende de son époque, c’est Robert Cray qui foule les planches, pour nous apporter une leçon de blues très classique. C’est d’ailleurs une légende de l’ombre que nous avons la chance d’entendre ce soir. Nul doute que les fans de niche sont au rendez-vous pour acclamer le bluesman, qui s’est souvent retrouvé dans les bons plans, fleurissant sa réputation à coups de collaborations toujours plus impressionnantes. Sans citer l’intégralité de ces dernières, on se dit que quelqu’un qui a partagé la scène avec B.B King, John Lee Hooker ou encore Stevie Ray Vaughan ne peut qu’en connaître un rayon, et avoir de bonnes raisons de se retrouver là. La preuve formelle, c’est en deux accords qu’on l’a, d'autant que le son est de la partie, jamais trop fort mais surtout mieux mixé, pour un festival plus habitué aux formations moins saturées, et dont l'acoustique tiendra sa vigueur tout au long de la soirée.
Sans se teinter de sonorités modernes – pour ça, on aura Kingfish quelques heures plus tard -, Cray, slowhand décidé à respecter l'appellation, entouré de musiciens de haut niveau, parcourt sa dense discographie, faisant renaître le spectre de Muddy Waters le temps d’une soirée. Son blues, d’apparence simple, est une porte ouverte vers l’émotion. Ainsi, après quelques titres de chauffe, l’interprétation s’envole, et celui que l’on pense calme, grand garçon timide dans sa chemise bien boutonnée, explose. Sans que les arrangements musicaux ne proposent de grands solos endiablés, où les instruments prennent part à l’éruption émotionnelle – même si, comme on l’a précisé auparavant, ça joue, indéniablement -, c’est finalement ce chanteur, devenu hurleur par moments, qui surprend, amène la musicalité vers une autre dimension, plus écorchée, digne de nos attentes. Beth Hart, en marraine du festival, elle aussi en proie à ses sentiments et sa forte émotivité - l'interview que l'on vous prépare en a été par moments chargée - s’est probablement sentie concernée par ce qui se passe sur cette grande scène.
Jeff Beck - Scène CHAPITEAU - 22h
Véritable légende de la guitare, et le mot est excessivement faible, Jeff Beck est clairement la première immense tête d’affiche de cette édition 2022 de Guitare En Scène. Probablement même la plus importante de toutes, tant le natif de Wallington a influencé le monde de la guitare. Avec Clapton et Hendrix, l’Anglais est notamment un des premiers à avoir utilisé la distorsion dans le rock, participant à propulser le genre vers les mouvances plus énervées que l’on connait depuis. Bref, autant dire que nous attendions le début de son concert d'un pied ferme et de tympans ouverts. Après une brève introduction pré-enregistrée par notre confrère Samuel de Une Chanson l’Addition, un peu hachée comme nous l’avions constaté sur celle concernant Robert Cray, Jeff et ses trois artistes investissent la scène. C’est au sein d’un quatuor paritaire que Jeff évolue ce soir, accompagné de la talentueuse Anika Nilles aux fûts, de l’immense Rhonda Smith à la basse, et de Robert Adam Stevenson aux claviers. Chacun(e) a joué avec des pointures et ça se sent, sur le plan technique comme dans le ressenti. Les nappes de claviers sont bien présentes sur les titres aériens, tandis que la section rythmique délivre un groove imparable, nourri par la patte de Rhonda et son toucher sensuel. Jamais placé au centre de la scène, Jeff sait se mettre en retrait pour laisser ses acolytes s’exprimer : on a droit à du solo de basse et de batterie dès le second titre. Du plaisir pour les oreilles !
De son côté, la guitare s'exprime avec vigueur, musicienne à part entière. Nul besoin d'un vocaliste lorsque la six cordes fait tout le boulot ! Effort de groupe, les membres se regardent peu mais s'écoutent beaucoup, à la recherche des grooves à ajouter, ces derniers devenant des fulgurances, du pur travail mélodique qui rajoute à l'ensemble. Beck, plus solitaire, ne manque pas de noter ces éléments, et de les ponctuer, montrant que l'alchimie ne passe pas forcément par ses regards mais par quelque chose de plus intérieur. Par son toucher précis et virtuose, il sonne surtout très juste : du haut de ses 78 bougies, la performance est d’autant plus impressionnante ! Les compositions typées jazz-rock ont les atouts nécessaires pour aisément embarquer les mélomanes, qu’ils soient placés en fosse, dans les gradins ou au sein du fameux carré or, positionné pour l’occasion sur une grande partie de la fosse du chapiteau. Et complet, évidemment. On ne saurait vous dire combien coûtait une place dedans, probablement un petit pactole.
Kingfish - Scène VILLAGE - 23h35
La démonstration guitaristique terminée, les plus vaillants se retrouvent comme à leur habitude sur la scène Village, pour le concert de clôture. Contrairement à Last Train la veille, c’est une foule bien plus dense qui est accolée devant la barrière, curieuse face à l’artiste annoncé. On nous a martelé toute la journée que Kingfish est un prodige à ne surtout pas manquer, et il s’agit là de voir si la réputation qu’on lui confère est bien réelle. Ne laissons pas le suspense perdurer : la soirée s’est magnifiquement terminée, et même si nous ne sommes pas devins, nous est avis que nous tenons probablement là le meilleur concert du festival.
Quatuor (clavier, basse, batterie, guitare/chant), Kingfish est surtout l’acronyme de Christone Ingram, pour qui la mention de prodige semble presque réductrice. À seulement vingt-trois ans, le guitariste du Mississippi n’a rien à envier aux géants dont il se revendique : son jeu clair, précis, technique sans jamais oublier les percées mélodiques est à ravir. Il y a toujours, à Guitare en Scène, ce concert qui se transforme en fête géante, où les festivaliers et festivalières oublient leur téléphones portables pour se mêler à la danse. Hors des moments où le maître de cérémonie décide de descendre se mêler à la foule pour venir exposer sa six cordes aux yeux de tous les objectifs, c’est une ambiance festive, où les espaces se créent pour que des chorégraphies s’illustrent, qui domine.
Le Blues proposé par la formation pioche allègrement dans le Jazz, la Funk, et garde un côté indéniablement rock dans sa session rythmique, nous rappelant la réappropriation du genre par Popa Chubby, lui aussi ayant offert une fin de soirée mémorable lors de sa dernière venue sur la même scène. L’appui du clavier est essentiel, ce dernier choisissant des sonorités oscillant entre l’Hammond, le Moog ou le Clavinet, qui amènent par moments sur des chemins que Stevie Wonder ne renierait pas. Il est amusant de voir le set succéder à celui de Jeff Beck et Robert Cray, tant on peut y retrouver une continuité thématique, la passation d’une qualité musicale pour que du nouveau sang prenne le relais. Lorsqu’en fin de set, Kingfish reprend le squelette de « Hey Joe », pour emmener le morceau ailleurs, vers une improvisation totale où chaque musicien lâche ses derniers râles avant d’accéder à un repos mérité, on a là l’illustration de cette musique qui ne meurt jamais, mais mue constamment. Les compositions pourtant faciles dans leurs constructions sont magnifiées par cette aisance musicale, ces moments où l’on part dans une dizaine de minutes de pur instrumental, et où la tension s’installe, nous prend aux tripes, ne se relâche jamais. On vous l’a dit, la communion entre Kingfish et son public est totale, et on ne voit aucun visage déçu à la sortie. La barre est haute, va falloir la tenir, Guitare en Scène !
Crédits reports : Félix Darricau et Thierry de Pinsun
Crédits photos : Caroline Moureaux, Luc Naville et Alexandre Coesnon