L'inconscient d'Ingvar...
Ces derniers temps, son esprit jouait bien des tours à Ingvar Medefeldt... Cela ne le surprenait pas le moins du monde : il était coutumier du fait. Cela avait commencé durant ses jeunes années quand, lecteur alors inexpérimenté, il avait découvert l'univers merveilleux de Tolkien. Ces créatures imaginaires lui étaient comme d'une étrange familiarité, à l'instar de tous ces personnages fascinants que l'on pouvait tout à la fois vénérer, haïr ou craindre, et puis aussi ces quêtes symboliques à la recherche d'un idéal et de soi-même... Ingvar, lui, s'y était alors trouvé. Mais si l'immersion était facile, voire immédiate bien souvent, il avait dû quasiment toujours faire preuve de persévérance pour surmonter les difficultés du texte écrit et faire abstraction des distractions perturbatrices du monde de la 'vraie vie', afin de rester ou de retourner dans cet univers enchanteur dont il ne s'extirpait qu'à grand-peine, soit quand le sommeil l'emportait, soit quand la sonnerie du collège - qui le faisait toujours bondir - venait lui faire signe que les cours reprenaient, soit encore quand ses parents l'appelaient pour passer à table ou lui passer au téléphone un copain de classe de cette école du Mordor, comme il l'avait rebaptisée et qu'il redoutait tant.
S'il n'était plus aujourd'hui ce petit garçon rêveur et peu aguerri, il y avait néanmoins quelque chose qui depuis quelques temps le ramenait tout droit au coeur de ces univers fantastiques, comme un nourrisson désemparé retourne au sein maternel, ou un vieux bonze à sa méditation. Ce n'était pas une chose, d'ailleurs, mais un peu le chant des Sirènes, une douce musique d'invective, comme la bande originale de sa vie, en somme. Un groupe Autrichien également captivé par les orcs et les histoires de la 'Terre du Milieu' (poussant la fascination jusqu'à écrire sur leur avant-dernier album un titre, "Mirdautas Vras", avec des paroles entièrement dans la 'langue noire' du Mordor...), un groupe, donc, avec lequel une plongée au sein de l'oeuvre devait elle aussi se mériter, et qui s'appelait Summoning.
Un groupe, vraiment ?!... Une entité, conviendrait-il plutôt de dire, car les deux musiciens qui l'incarnaient - tout comme Ingvar dans sa petite existence de tous les jours - ne recherchaient nullement l'exhibition, les relations sociales enfiévrées et incertaines, pas plus que la chaleur communiante un brin mégalo des concerts (ils n'en avaient jamais donné un seul), et privilégiaient plutôt l'échange fondé sur les affinités implicites d'un petit comité, l'abandon du souci de l'image de soi au profit de celui de la résonance des images universelles et sans âge que Mère Nature nous renvoie, l'enveloppe sereine et confortable enfin de l'introspection.
D'ailleurs, les voix extatiques qui se faisaient entendre sur leurs albums étaient finalement bien à leur 'image', résonnant tels des échos fantômatiques et lointains, comme une sorte de murmure assourdissant... Qui se faisait de nouveau entendre aujourd'hui - mais c'était comme s'il ne l'avait jamais quitté - puisque le duo Autrichien sortait le 7 juin sa septième oeuvre longue durée, intitulée Old Mornings Dawn, sur le label Napalm Records. Le temps et l'attention d'Ingvar étaient comme à l'accoutumée en suspens ...
Il aura donc fallu sept années de gestation aux deux hommes de l'ombre Silenius et Protector pour donner un successeur au merveilleux Oath Bound, au final le temps peut-être nécessaire - comme pour les oeuvres originales dont ils s'inspiraient - pour laisser l'esprit bien assimiler, y revenir puis être totalement envahi - submergé même - par la musique qui venait l'assaillir (le hanter, songea Ingvar), et pour ne pas lasser à force de vouloir trop en donner alors que tout est déjà là, à portée d'âme... La grande force de Summoning à chaque nouvel album était justement de toujours nous plonger directement dans un univers qui leur était propre, et ce dès la première seconde (ici, l'intro énigmatique puis faussement 'folklorique' "Evernight").
Et si ce nouvel opus se situait - même s'il n'en possédait pas toujours la variété pourrait-on dire - dans la parfaite continuité du précédent point de vue richesse et densité de la musique (là où l'antépénultième Let Mortal Heroes Sing Your Fame s'était fait plus "léger" dans sa production et ses orchestrations), il s'en démarquait tout de même à plus d'un titre... Si le référentiel Stronghold, avec son écriture victorieuse et sublimée restera à jamais dans le coeur d'Ingvar une forteresse imprenable, ce Old Mornings Dawn serait toutefois peut-être ce qui s'en rapprocherait le plus au niveau de l'intensité du ressenti et des résonances.
Car ici, les petits pianos romantiques et douces mélodies jouées sur clavier électronique se voient davantage effacés (exception faite de la deuxième moitié de l'over-épique "Caradhras" - morceau qui voit également l'incursion de lignes plus celtiques dignes de James Horner ! - , du final de "The Wandering Fire" ou encore de la délicate lamentation tout en recueillement sur l'outro "Earthsine"), et avec eux la dimension purement repliée sur soi et introvertie - sombre, voire austère ou désespérée parfois - qui pouvait jaillir bien souvent d'Oath Bound. En revanche, règnent aujourd'hui en maître les nappes de claviers aériennes imbriquées et encore plus mises en avant que d'ordinaire, une guitare de plomb qui n'avait plus depuis longtemps été aussi prononcée et bien définie, ainsi que des cuivres triomphants pour un rendu chaleureux et une fibre "héroïque" encore plus exaltée et épique, une dimension ouvertement plus éthérée et surtout plus lumineuse que jamais, « céleste » pourrait-on dire (d'où s'échappaient d'ailleurs de temps à autres un furtif orage, les échos du champ de bataille ou encore des cris d'aigles, corbeaux et autres volatiles...). Mais c'est qu'il fallait maintenant compter aussi sur ces majestueux choeurs masculins plus présents que jamais, et d'ailleurs Ingvar voulait bien se damner si ceux qui venaient reprendre la ligne de thème principal sur le superbe "Old Mornings Dawn" éponyme ou sur le final d'"Earthshine" pouvaient laisser quiconque de marbre ! A tout cela il faudrait encore rajouter pour être tout à fait exhaustif la place accrue laissée aux autres instruments ethniques et sonorités tribales, comme d'ordinaire des plus dépaysants.
Et plus d'une fois l'esprit d'Ingvar s'était d'ailleurs surpris à se remémorer le Dead Can Dance de Within the Realm of a Dying Sun ou encore de morceaux comme "Spirit" ou "Black Sun" (cf sur "The Wandering Fire", "Of Pale White Morn and Darkened Eves" ou même "Flammifer"), ce qui n'était pas là le moindre des mérites de la part des Autrichiens. Car finalement Summoning n'était au métal extrême d'obédience 'pagan' rien de moins que ce que Dead Can Dance avait été pour toute la scène 'world music' : une expérience en marge du reste, hypnotique, de 'transe', empreinte d'une dimension mystique, tout autant marquée d'une forme de sagesse et d'assurance que de mélancolie et de résignation.
D'une base purement "black" de ses débuts - mais aux relents 'pagan' prononcés, voire plus exactement 'epic/ambiant' (cf la charnière Minas Morgul...) - le groupe avait donc réussi à conserver les éléments les plus pertinents (les atmosphères évocatrices et le souffle ancestral du compatriote de coeur d'Ingvar, Quorthon - et l'entité Bathory - , ainsi que les guitares abrasives de Burzum jusqu'au Det Som Engang Var ou du Satyricon de Dark Medieval Times, sur le feu desquelles Protector et Silenius avaient appris à aiguiser leurs lames, et dont l'éclat 'raw' et malfaisant se ravivait ici sur l'entame d'un lancinant "The White Tower" qui devrait combler plus d'un fan de 'black dé' - rehaussé de « chants des bois »...), mais le duo avait surtout su à ce jour s'en émanciper pour se transcender complètement.
Pour ce faire, il n'avait fait que développer et peaufiner encore un peu plus les composantes qui rendaient cette incarnation musicale si unique. Les Autrichiens n'avaient jamais eu à se rabaisser à donner dans du 'folkeux' dansant ou à s'encombrer de "flonflons" et autres ritournelles boiteuses (même leurs quelques flûtes de ménestrel ne sauraient mériter une telle appellation péjorative), la primeur étant laissée à un souffle et des sonorités authentiquement médiévaux, sans fioritures mais fort convaincants (à partir pourtant de simples synthés et de bandes), comme ces musiciens ont toujours su nous en concocter - que ce soit dans leurs side-projects Pazuzu et Die Verbannten Kinder Evas ou encore avec le frère d'armes Golden Dawn jadis (voire dans une moindre mesure chez le Abigor des débuts)... Le résultat ne se faisait jamais attendre et un morceau de tête comme ici "Flammifer" figurait peut-être parmi les plus captivants de la horde à ce jour.
Et puis il y avait ces brillantes percussions programmées (pas demain la veille que nos amis réintègreront un vrai batteur comme à l'époque primitive du Lugburz!), devenues au fil du temps tantôt de véritables tambours de guerre venant donner la mesure de la marche vers la bataille, tantôt dans le cas d'Ingvar des pulsations venant comme appuyer les battements de son propre coeur à l'écoute des différents titres... De tous les points notables de progression (d'aucuns avaient jugé le son de batterie sur Oath Bound un peu froid et sourd...), c'était donc peut-être ces percussions, sans mauvais jeu de mot, qui décrochaient aujourd'hui la timbale ! Mais la production générale était de toute façon certainement la plus accrocheuse, équilibrée et limpide dont le groupe avait pu bénéficier jusqu'à présent. Pour preuve, même lorsque les morceaux se faisaient en apparence plus intimistes, toujours donnaient-ils l'impression de visionner des scènes de batailles passées cette fois au ralenti, comme afin de mieux en souligner la solennité ("Earthsine" et ses parties vocales poignantes de Protector qui rappelaient à Ingvar un certain Stronghold...).
Enfin, comme pour être encore un peu plus à part dans la nasse et être parmi les seuls à pouvoir passer à travers ses mailles, il y avait cette construction bien particulière des titres, cette écriture qui devait finalement beaucoup à la pure musique électronique (oui, oui!), avec ce procédé fort connu de juxtaposition des éléments : un morceau pouvait très bien commencer sur un simple rythme de percussions ou un air de cuivre, auquel le groupe ajoutait quelques mesure plus tard une seconde mélodie de claviers puis une autre, ensuite une guitare etc... jusqu'à parvenir à assembler une véritable "symphonie-maison", certes fait avec les moyens du bord (ce qui n'avait jamais manqué de faire se gausser les juges hâtifs), mais des moyens quoiqu'il en soit de plus en plus maîtrisés, et surtout une passion intacte et jamais démentie après toutes ces années. Chaque titre se voulait ainsi une véritable montée en puissance d'une durée de 8 à 11 minutes, ponctuée de petits arrangements pernicieux culminant en pures apothéoses (c'est à peine si quelques esprits chagrins pourraient déplorer la trop grande linéarité rythmique - même si la répétition était justement une des clés de l'écriture de Summoning - et disons le manque de rebondissements marquants sur un "The White Tower" ou un "Of Pale White Morns and Darkened Eves", certes peut-être encore plus propices du coup à la méditation - cf ces furtives voix féminines qui semblaient tout droit sorties d'un rêve...), avant que le voyage ne prenne fin - mais ne le fera-t-il jamais...
Ingvar Medefeldt le savait maintenant, l'appel de son inconscient à l'évasion, cette voix qui venait lui 'narroi' les légendes et les histoires d'antan et d'ailleurs, c'était ni plus ni moins celle de la nostalgie... Et les Summoning - ils venaient encore de le lui prouver - s'en faisaient les plus brillants porte-voix jusque dans les profondeurs insondables de son âme. Il le savait, cette voix-là ne risquerait pas de s'éteindre avant au moins son dernier sommeil.
Ah, comme il aimerait pouvoir ne jamais se réveiller qu'à l'aube des vieux matins...
LeBoucherSlave
8,5/10