J'aime les artistes polymorphes, curieux de tout, capables de créer leur identité avec plusieurs matériaux et d'entrelacer le résultats de leur travaux pour nous inviter au plus dépaysant des voyages. Marie Modiano en fait partie.
Tout à tour comédienne, écrivain, poète, chanteuse, elle sort au même moment en 2013 deux disques "jumeaux" ainsi que son premier roman, Upsilon Scorpii. Le premier disque est une mise en musique de son recueil de poésie Espérance mathématique, paru en 2012, et qui a donné son nom à l'album ; la musique a été composé par son compagnon, le musicien Peter von Poehl. Ce premier album est donc en français. Le second, Ram on a flag, est un album de compositions en anglais, dont on se demande après écoute s'il n'aurait pas eu moins de sens en l'absence du premier, et vice versa, même s'il ne s'agit pas d'un double album au sens traditionnel du terme. Je n'ai pas encore lu Upsilon Scorpii, mais il serait bien étonnant de ne pas y trouver de connexion avec la musique de Marie Modiano.
Marie est une conteuse. Elle aurait pu devenir griot sous d'autres latitudes. Mais c'est dans les contrées froides que prennent naissance ces disques "jumeaux", puisqu'ils ont été écrits (pour Ram on a flag) et enregistrés en Suède, dans un studio en pleine campagne, où elle avait déjà travaillé sur son deuxième et précédent album. Les prises de son ont été réalisées sur bande, par volonté d'obtenir une couleur particulière, mais le processus a aussi marqué la manière dont les morceaux ont été abordés et interprétés.
Evidemment, ne cherchez pas de rapport avec une grosse production au format boosté et nivelé. Ici, le son est délicat et vivant. Si la guitare frise, c'est comme pour mieux marquer les grincements d'émotion de ces histoires douces-amères ; parfois on entend le bruit lointain d'un objet ou la résonance de la pièce, et on ne s'en ressent que plus proche de la conteuse. Il fait nuit, asseyez-vous autour du feu, Marie va nous raconter une histoire...
Espérance mathématique navigue dans des eaux claires-obscures. Des flashs évocateurs apparaissent au fil de la voix : instants de vie, détails terrifiants ou décalés, chaque chanson fait résonner notre imagination. La mélodie intrinsèque de la langue française nous rappelle les grands interprètes du genre, on pense par exemple à Gainsbourg. La diction est souvent monotonale, comme une inspiration du jazz modal qui limite l'univers de départ pour mieux en explorer les plus infimes recoins. Nous explorons les univers de soleil et de poussière, de végétation, ou de mer, que Marie esquisse pour nous, et d'où jaillissent des êtres bigarrés, parfois ténébreux ou mélancoliques. Comment ne pas être fasciné par cette "fille à la balafre", par cet arbre qui nous parle ("L'arbre"), par ces animaux dont les cris expriment la victoire sur les hommes ("La voix des animaux"), ou par ces "vieux marins au teint blafard" tout droit sortis d'un film de Tim Burton ("Sous les arcades de Nybérousse") ? Je ne peux m'empêcher de penser à ce réalisateur qui sait lui aussi extirper le merveilleux des plus sombres paysages.
Peter Von Poehl joue la carte de la délicatesse, une carte qu'il a toujours bien maniée. Mettre en musique les textes d'un autre peut être un exercice difficile, même (surtout ?) quand cet autre est votre femme. Mais l'inspiration qui les poussa tous deux à monter une lecture musicale au Point Éphémère à Paris, en mars 2012, ne se dément pas tout au long de cet album qui ne peut pas s'écouter d'une oreille distraite, et se ressent aussi dans la complicité qui les unit en live.
Ram on a flag reste tout aussi poétique, et explore l'influence folk et psychédélique des sixties dont Marie ne se cache pas, elle qui a beaucoup écouté les Doors. Je pense bien sûr à Bob Dylan, mais aussi aux Beatles ("The islands and the skerries", "Long journey on a rock-pool trail"), ainsi que, de manière plus indirecte et certainement moins volontaire, à la chanteuse israëlienne Noa, dont les premiers albums acoustiques avec Gil Dor se paraient aussi des couleurs de la pop-rock anglaise et du psychédélisme, et dont les sonorités présentent un parallélisme tout à fait étonnant avec celui de Marie Modiano ("New wings of mine", "Paper boots"). L'ensemble est beau, chaleureux, équilibré, et l'on navigue avec plaisir entre la rondeur des graves et la douceur des choeurs (le magnifique "Reverie"), le son épuré d'un piano pensif ("Rwilight Rhapsody"), ou les accents vintage qui ne peuvent encore manquer de nous évoquer la BO d'un film ("Trees of Babylon").
Peter von Peuhl a réalisé les deux albums, ce qui ne peut que contribuer à renforcer l'impression de complémentarité qu'ils donnent. Ces disques sont sortis sur Nest & Sound, label créé par Peter von Poehl pour ses propres productions, ainsi que chez Differ-ant.
Il y a quelque chose d'extrêmement appréciable dans ces disques de Marie Modiano, c'est que non seulement la musique est belle, mais qu'en plus chaque mot a un sens. Cela a un effet très reposant. La sensation qu'on est entre de bonnes mains, que le pilote sait parfaitement ou il nous emmène, nous permet de nous laisser glisser au fil des mots pour découvrir le paysage esquissé ou le détail révélateur : c'est un voyage en contrée lointaine, une expérience dont nous garderons des souvenirs. L'espérance mathématique est un terme utilisé en science des probabilité, en particulier lors des calculs sur les jeux de hasard ; quelle est la probabilité de se laisser embarquer par Marie Modiano au hasard de ses voyages ? Très grande...
Site de Marie Modiano.
Photo live issue de la page Facebook de Marie Modiano.