Le moksha désigne, dans l’hindouisme, la libération finale de l’âme individuelle, la fin heureuse du cycle de réincarnation. Il s’agit en quelque sorte de l’équivalent hindou du nirvana bouddhique : cette comparaison prend tout son sens au fil de ce nouvel opus de My Sleeping Karma. Plus chiadé et moins brut que ces prédecesseurs, Moksha est un réel nirvana pour les sens, et se déguste sans aucune modération, en tête à tête avec son meilleur système d’écoute.
Les Allemands distillent sans faiblir leur stoner psychédélique, comme ils savent si bien le faire depuis leurs débuts : le son My Sleeping Karma est bien identifiable, les fans adoreront, les détracteurs maintiendront leurs argumentaires.
Comme à son habitude, My Sleeping Karma s’inspire de l’hindouisme dans ses thèmes et ses sonorités. Cet amour des concepts s’étend jusqu’au tracklisting, à la structure quasi-géométrique : le disque est en effet une alternance de six morceaux, entrecoupés de cinq interludes sobrement dénommés "Interlude 1", 2, 3, 4 et 5. Les titres semblent suivre un fil conducteur : "Prithvi", "Vayu" et "Jalam" signifient respectivement, en hindou, Terre, Air et Feu. "Akasha" désigne quant à lui, en sanskrit, l’éther, qui est le cinquième élément de la nature, s’ajoutant aux quatre que nous connaissons en Occident.
Seule l’eau est absente du disque, ce qui laisse plusieurs questions en suspens, qu’il serait intéressant de poser aux membres du groupe : les origines de ces derniers les poussent-ils à dénigrer l’eau au profit du houblon ?
L’ordre des titres semble enfin représenter une évolution autour du concept de l’album : la vie sur Terre, l’élévation à travers les Airs lors de la mort, puis la traversée de l’Ether jusqu’au fameux Moksha. La rencontre avec le dieu du feu Agni mène pour terminer au Feu, évoquant la destruction de la vie.
Cet aparté sur les concepts inhérents à l’album étant fait, on peut s’attacher au contenu musical de Moksha, qui comme à l’accoutumée est quasi-exclusivement instrumental. Seule une voix d’outre-tombe déclamant des incantations vient s'immiscer dans l'heure de pur plaisir contenue par le disque.
Les sonorités sont variées, et plusieurs nouvelles influences semblent être de la partie. On pense notamment à Pink Floyd, que l’on s’étonnait depuis plusieurs années de ne pas voir transparaître dans l’oeuvre de My Sleeping Karma. C’est maintenant chose faite, tout en subtilité : les nappes de claviers aux sonorités cuivrées de "Vayu" rappellent discrètement le regretté Rick Wright, et David Gilmour semble s’être invité sur le psychotrope "Interlude 5".
Les interludes sont d’ailleurs d’agréables respirations dans le rythme déployé par les autres pistes. Ils constituent les moments les plus éthérés, et sont l’occasion de nombreuses petites nouveautés qui viennent rafraîchir le son du groupe. On peut y entendre tour à tour des nappes de cuivres, de violons, ou encore du piano à queue, assez inattendu dans le registre de My Sleeping Karma. La guitare acoustique est également présente, et joue malicieusement avec de légères dissonances sur l’"Interlude 3".
Ces intermèdes comportent aussi les structures rythmiques les plus audacieuses, à l’instar des battements syncopés du numéro 4, qui font planer l’auditeur très, très loin.
Les morceaux à proprement parler sont pour leur part le siège de longues progressions d’ambiance, caractéristique marquante des Allemands depuis leurs débuts. Les changements rythmiques parfois radicaux, et les variations de volume importantes se font malgré tout sans aucun à-coup, et l’album paraît homogène dès la première écoute. L’excellent travail de mix et de mastering est d’ailleurs à saluer, car aucun reproche objectif ne peut y être fait : si l’on peut regretter un son de grosse caisse un peu trop sourd, force est de constater que le résultat “ouaté” ne fait que renforcer l’impression de s’enfoncer dans un cocon, coupé du monde.
L’une des progressions les plus marquantes est celle du titre éponyme "Moksha". Le début du morceau déstabilise, par la présence d’un piano et d’un violon que ne renierait pas Yann Tiersen. Lorsque l’ambiance est installée, le rouleau compresseur des riffs saturés vient tout emporter dans un tumulte jouissif par son aspect brut et sauvage.
Les tempos lents sont mis en valeur par une batterie alambiquée très carrée, dont le travail des cymbales est très subtil et mélodique, comme pourrait le faire un Nicko McBrain, par exemple. Le son de la batterie évolue d’ailleurs légèrement selon les pistes, le retrait du timbre permettant un rendu plus poli par moments.
Les guitares mêlent quand à elles leurs sons radicalement différents mieux que jamais, et les riffs aux sonorités orientales semblent toujours familiers sans pour autant jamais se répéter, preuve du génie de la paire Seppi-Norman Mehren.
L’album nous emmène de piste en piste, sans que l’on sache toujours quand un morceau s’achève pour en laisser débuter un autre, et s’achève sur "Agni", magnifique pièce progressive aux multiples facettes. Cette dernière s’achève sans que l’on puisse réfréner un “Déjà ?” d’étonnement, avant de se surprendre à profiter quelques instants du silence qui nous entoure et conclut de façon idéale ce bijou psychédélique qu’est Moksha.