Le téléphone portable, plaie des salles de spectacle ?
La scène est devenue tristement banale, au point que le spectateur de concert lambda ne s’en formalise plus, ne s’en offusque plus. Voire pire, il prend le pli et se joint à cette triste pratique. Mais soyons honnêtes, on s’est tous plus ou moins fréquemment énervés intérieurement – ou non d’ailleurs – sur ce photographe autoproclamé en herbe qui, smartphone en main, capte de bout en bout son titre favori interprété par l’un de ses héros. Pour un résultat probablement détestable de flou, de son saturé, d’image bruitée et mal cadrée. On a tous ri jaune de cette personne qui multiplie les clichés en réglant de façon hasardeuse son petit appareil, accumulant les prises toutes plus médiocres les unes que les autres, voire même déclenchant son flash à tout bout de champ, ce qui en plus d’incommoder son voisinage immédiat qui essaie, lui, de profiter du concert, réduit à néant toute chance de photographie décente.
Mais plus simplement, qui n’a jamais pesté contre cette marée d’écrans LCD, LED, OLED et consorts, qui pollue la vue d’une scène travaillée, et ingénieusement organisée par toute une équipe technique ?
Il y a quelques jours, Arte a publié une vidéo très bien ficelée encourageant les spectateurs à abandonner ce genre de pratiques, en en mettant en avant l’inutilité : clichés de mauvaise qualité, et surtout détachement de l’instant présent, de sa valeur. Le clip vidéo en question, est visionnable ci-dessous :
Au-delà de la gêne occasionnée aux voisins du photographe mobile, qui n’est pas mentionnée dans le clip d’Arte, mais apparait tout de même en filigrane, on peut s’interroger sur la raison d’un tel comportement. Les photographes professionnels sont en effet missionnés par poignées entières lors des plus gros événements, qui sont par expérience avec les concerts grand public ceux qui drainent les marées de téléphones portables les plus denses. Obtenir des clichés souvenirs est donc en pratique l’histoire d’une requête Web et de quelques clics, pour un résultat sans commune mesure avec celui obtenu avec le mobile équipé du meilleur capteur du marché.
Alors, volonté d’avoir sa photo personnalisée ? De pouvoir dire j’y étais, et même de l’afficher sur les réseaux sociaux comme preuve aux yeux de centaines d’ami virtuels ? En cela, on peut peut-être rapprocher la photographite aigüe rencontrée en concert de la tendance du selfie à tout va, qui sévit depuis quelques années, et fait peu à peu ressembler les comptes de réseaux sociaux et autres « murs » à de véritables alignements de trophées de chasse.
"...volonté d’avoir sa photo personnalisée ? De pouvoir dire j’y étais [...] ?"
Pour certains selfies-addicts, il s’agit par exemple de saisir l’instant de proximité avec une célébrité, pour l’immortaliser et l‘exposer aux yeux de tous, alors même que l’échange avec la-dite personnalité se limitera au mieux à un bonjour, au pire à la gêne ou à la contrainte du chassé. La situation est pour ainsi dire la même lors des spectacles : on fige sur la pellicule – ou plutôt sur les bits – cet instant que l’on était impatient de vivre, et de pouvoir dire que l’on a vécu, mais au final la situation aura été vécue à travers les pixels d’un écran. Et l’esprit plus accaparé par la captation que par le sujet. Certains feraient le rapprochement avec la mode du food porn, consistant à photographier son plat au restaurant afin de faire saliver ses contacts virtuels. En dehors de tout jugement sur cette pratique, on notera qu’elle a l’avantage, par rapport au sujet qui nous intéresse, de ne pas empêcher le photographe de profiter à 100% du sujet de son cliché. Malheureusement lors d’un spectacle, l’instant file en même temps que la photo est déclenchée , et chaque seconde passée à régler son appareil – ou pas – est décomptée de celui passé à s’intéresser à ce qui se passe sur la scène, ainsi qu’entre l’artiste et ses fidèles. Exemple criant, je me rappellerai toujours ce couple qui à côté de moi, a passé un concert entier des Rolling Stones à filmer la prestation des Anglais depuis la barrière, et finalement manqué Mick Jagger se penchant vers nous, comme dans un club, trop absorbés qu’ils étaient par les réglages de leur boitier. Quel gâchis d’un moment irréel !
"... ce couple qui à côté de moi [a] manqué Mick Jagger se penchant vers nous [...], trop absorbés qu'ils étaient par les réglages de leur boitier"
Et puis entre nous, à quoi peuvent bien servir ces dizaines de photos et de vidéos qui resteront cloitrées dans la mémoire d’un téléphone ? Qui les regarde vraiment plusieurs semaines après pour se rappeler le bon moment (presque) passé devant un groupe que l’on aime ? Certes, à une époque, il existait la start-up Evergig, dont le but était de recomposer à la demande les concerts qui avaient lieu dans le monde entier, en assemblant les morceaux de vidéos amateurs partagées par les fans sur Youtube. Mais est-ce que cette initiative remarquable avait besoin d’un tel volume de données brutes pour fonctionner ? Avait-elle besoin qu’un Zénith soit illuminé par des milliers de terminaux mobiles en train de se remplir sans retenue de fichiers vidéo, pour ne retenir le produit que d’une poignée d’entre eux ? Je ne le pense pas.
Il ne s’agit pas pour moi de taper sur ceux qui gênent leurs voisins via leurs écrans levés – quoique… - mais plutôt d’essayer de leur ouvrir les yeux sur ce à côté de quoi ils passent. Une ou deux photos en début de concert ? Très bien, c’est votre droit ! Mais arrêtez par pitié de passer des minutes entières le bras en l’air, à capter cette vidéo dégueulasse : profitez du spectacle, imprégnez-vous de l’ambiance. C’est là même l’essence de la musique live, et il serait dommage de laisser un appareil qui nous monopolise déjà trop au quotidien nous enlever aussi ça.