Programmé en première partie, Drame est le projet alternatif du musicien et DJ tourangeau Rubin Steiner. Nul doute que le garçon grisonnant sait s’entourer et qu’il a un peu de bouteille (en fait une bonne quinzaine de carrière derrière lui). Sur la scène du Trabendo, le bassiste entouré de sa petite troupe peu bavarde – et bien peu théâtrale – débite proprement un son krautrock nouvelle génération, assez chaleureux et groovy, parfait pour la danse. Les cavales bass-synthé-batterie sont tissées d’électronique et de djembé, teintées de psychédélisme un peu comme il faut (échos et cris en delay, gouttes à gouttes électroniques, sons synthétiques vintage). C’est beau, mais ça manque d’âme. Et ressemble un peu à une récréation de mélomanes doués. L’ombre du duo Zombie Zombie, dont les performances étaient autrement plus nerveuses dans la dernière décade, se fait par instant menaçante.
Béni soit alors ce saxophoniste aux allures de Père Noël, qui débarquant à mi-set, permet au free jazz de venir se tailler la place qui lui revient dans cette histoire. Saxs alto puis soprano, souffles, feulements et couinements, embardées. Par instants plus déstructurées et dérangeantes, les plages sonores gagnent en puissance, le groupe en énergie, et le retour au groove devient imparable. Joli final, qui embarque presque l’ensemble de l’auditoire dans le mouvement. Non, quand même, la classe.
Mais c’est Tortoise qu’on vient voir. Qu’est-ce que Tortoise ? Un petit catalogue sociologique de comptoir peut nous aider à cerner l’objet. Votre serviteur de tomber successivement, à deux pas de la scène, sur de rutilants trentenaires parisiens, des étudiants bien mis puant la marijuana, des Americains, un groupe de Portugais, deux rockeux quarantenaires, un vieil homme abîmé et saoul. Bref une moyenne d’âge qui n’est ni celle de la pop industrielle ni celle du jazz, un public de mélomanes, mais aussi un relatif cosmopolitisme. Relativement branchés, mais pas tous, et pas trop.
Cet équilibre répond assez bien à celui du quintet chicagoan, vite identifié comme l’un des pionniers de la vague post-rock des années 90-2000. Heureusement, Tortoise n’y est pas irréductible. C’est même peut-être le groupe qui témoigne de la meilleure vitalité et créativité sur le long terme. Il suffit de se pencher sur les dernières productions de Mogwai, Explosions In The Sky ou même de Godspeed You! Black Emperor pour voir que le post-rock (en tout cas celui qui atteint le grand public) s’essouffle dans des ritournelles lyriques en mode majeur, esquintées de ce qu’il faut de jolies saturations et de roulements de tambour. Tortoise a pour lui d’avoir eu d’emblée un style pluriel et composite, grâce auquel il a progressivement apposé sa marque singulière et désormais reconnaissable sur l’histoire de la musique actuelle.
John McEntire et Jeff Parker
Le premier titre, assez brutalement asséné en ouverture, est le morceau éponyme du huitième album du groupe, The Catastrophist. Déconcertante entrée en matière. On cherche ses marques dans ce morceau, et point un instant la crainte d’assister à un live peroxydé de musiciens expés mal vieillis. « High Class Slim Came Floatin' In », redoutable machine progressive aux roulements emboîtés de batterie et de synthétiseurs (paru sur le précédent EP Beacons of Ancestorship), nous rassure immédiatement. Y compris sur l’énergie du quintet : ça tape dur sur les fûts. Début d’un voyage qui nous enverra donc dans des horizons divers.
John McEntire, Doug McCombs, John Herndon
Comme à leur habitude, les cinq hommes épais comme tout Américain entre deux âges qui se respecte se relèguent aux différents instruments, passant d’un synthétiseur korg à l’une des deux batteries disposées sur le devant, posant la guitare ou la basse pour rejoindre les vibraphones qui flanquent chaque côté de la scène. C’est aussi par la composition originale de ses sons que se démarque Tortoise : des basses lourdes et du delay renvoyant à la dub (voir l’album initial et éponyme), et soudain, des synthétiseurs acides et vibrants, des notes cristallines et jazzy de vibraphones, des rythmes world sous le masque électronique, une guitare langoureuse et bluesy qui nous catapulte du côté de l’americana.
John Herndon, Doug McCombs, John McEntire
L’animal bouffe à tous les râteliers. Et toujours avec une relative légèreté, qui fait que l’ensemble, protéiforme mais harmonieux, reste définitivement identifiable comme du rock instrumental. Jamais lourd dans ses allusions et emprunts, et pourtant hédoniste et généreux : s’il s’agit de se vautrer dans un funk mutant (la découverte « Hot Coffee » sur The Catastrophist), dans la mélancolie lourde et douce des années 90 (« Tins Cans & Twins », Tortoise), dans des cavalcades retro-futuristiques (« Prepare Your Coffin », Beacons of Ancestorship), dans le slow (« Yonder Blue », avec la voix suave enregistrée de la chanteuse Georgia Hubley, The Catastrophist), dans des glissando tubesques et des percussions boisées (« The Suspension Bridge at Iguazú Falls », titre superbe, sur l’album TNT), voire même dans les sonorités de vocoder douteux (« Monica », Standards), eh bien : vautrons-nous, dedieu. Etrange promenade à travers les musiques américaines et mondiales, parfois méconnaissables, sans jamais oublier complètement le groove. Tortoise réalise le tour de force d’être à la fois musicalement exigeant au sein d’une vraie démarche de recherche, et en même temps bon enfant, par touches.
Doug McCombs, Dan Bitney, John McEntire
Et sur scène donc, les Chicagoans assurent. Le plaisir ludique est visible sur les visages flegmatiques et malins ou grimaçants sous l’effort. On redécouvre ce que pouvait être la joie presque enfantine du rock progressif expérimental, quand celui-ci ne se perdait pas dans les brumes de la drogue ou de l’intellectualisme : celle d’une aventure dont on ne connaît pas le terme, au cours de laquelle le plaisir de la reconnaissance se mêle à celui de la surprise. Certes, à l’image de la discographie du groupe, certains morceaux sont moins bons que d’autres. Et ? Merci, les mecs, de faire encore de la musique comme ça.
Forcément, même si c’est pas le public et la musique à pogo, la salle pleine de fans est peu ou prou en délire à la fin du set. Deux rappels, nos Américains fatiguent d’ailleurs un peu sur le second – temps de se reposer. Lors du premier retour, apogée du set, avec un morceau à l’excellent titre surréaliste : « In Sarah, Mencken, Christ and Beethoven There Were Women and Men » (TNT). La guitare sobre et bleue, à la réverb enveloppante, ô, si américaine, glisse sur des rythmes latino, le tout ponctué des synthés et vibraphones. A deux batteries, le morceau explose, insituable, d’une étrange chaleur, et c’est une batucada mutante dont on ne voudrait jamais connaître la fin. A 7 ans d’intervalle, la mémoire fait son œuvre, et je me suis revu dansant sur la terre nue, devant une toute autre scène, pour la sortie de l’album précédent et à une époque où je découvrais à peine le groupe. Etait-ce, déjà, le même morceau qui m’avait frappé, arme live de destruction massive ? Pas certain. Mais le même mouvement créateur, d’une recherche intimiste étendue aux dimensions du monde, ça, oui.
John McEntire, Jeff Parker, John Herndon