On est un peu à la ramasse pour cet album de Scarecrow, sorti il y a un peu plus d'un mois, mais on se doit quand même d'en parler ; car avec The Last le groupe poursuit non sans panache la rédaction de son manifeste blues hip-hop, dont il revendique fièrement la paternité (« Le blues-hip-hop est à nous », qu'ils disent dans notre interview publiée le 17 juin dernier), et prend d'ailleurs un malin plaisir depuis quelques temps déjà, à aller l'agiter sous le nez de tous les publics du monde (plus de 500 dates ces six dernières années, 15 pays différents !), en particulier celui des Etats-Unis, lieu de naissance du blues comme du hip-hop et spoliés sur le coup – en même temps ils n'avaient qu'à y penser avant.
Bien rapidement, les qualités qui ont permis l'export si naturel de la musique de Scarecrow se font entendre ; la première flèche à nous atteindre est celle de l'incroyable tandem rythmique. Le titre éponyme inaugurant l'album s'ouvre sur un groove simpliste, répétitif, mais d'une propreté impeccable, et dès les premiers instants, irrépressiblement, ça se danse.
Le groupe est très manifestement conscient de cette précieuse qualité, car tout est fait pour qu'à Jamo et Le Pap's soit laissé l'espace dont ils ont besoin pour s'épanouir comme de petites fleurs : on leur laisse le temps de s'installer, d'installer leur boucle dansante magique, la guitare slide de Slim Paul reste bien en arrière, discrète... Antibiotik, aux platines, vole au-dessus de cette base sûre et n'a qu'à lancer ses mains çà et là pour ensorceler tout à fait l'auditeur de scratchs finauds. C'est un savant groove qui s'édifie sous nos oreilles, dont la sobriété sera efficacement de mise jusqu'à la dernière note de l'album – si ce n'est quelques classieuses exceptions, à l'image du titre "Shake It", où la tension monte lorsque la batterie se fait plus nerveuse, fiévreuse même, sans rien perdre de son pouvoir dansant.
La seconde grande qualité de Scarecrow, mais ceci, on le savait depuis le premier album, réside en la complémentarité des voix de ses deux chanteurs. Si l'on pourrait avancer que chacun de leur côté, leurs chants ne s'éloignent que peu d'un hypothétique « stéréotype du genre », une voix éraillée typiquement blues d'une part et un flow posé évoquant le rap francophone des années 90 d'autre part, force est d'admettre en revanche que leur fusion est d'une fraîcheur digne des abricots les plus frais du marché. L'alternance entre les deux voix, ainsi qu'entre les deux langues, puisque Slim Paul chante en anglais et Antibiotik, en français, permet de raviver sans cesse l'émotion que pourra susciter un texte, un phrasé, une mélodie.
Sans forcer, l'attention se porte donc naturellement vers les textes, dont on aimerait ne pas perdre une miette – il faut dire que Antibiotik est un conteur rap fascinant (écouter "Dad"), sa voix est chaude, ses paroles bien construites, et surtout facilement évocatrices ; on « voit » ce qu'il veut dire lorsqu'on ferme les yeux, preuve de la bonne efficacité des images, des mots employés, et de la confiance qu'on est très vite prêt à lui accorder. Ici encore, par ailleurs, la diversité est une des clés de la réussite : les registres varient, l'on passe de textes les plus simplement narratifs à de terribles brûlots, "Shake It", où les mots sont bruts, violents, ça tape fort (y'a un type qui crie « bitch ! » derrière), ou "Tu peux, pas", texte rageur faisant le constat pour le rap de ce que nous avons pu relever pour le rock depuis... oula, longtemps : c'est que le système pourrit tout, le boss, le boss a refilé la lechmaniose à tous les lapins, qui produisent dorénavant une musique malade, creuse, et les animaux sains se comptent sur les doigts de la patte.
Une sorte de « c'était mieux avant » mais en quand même vachement mieux expliqué. Slim Paul, ou la caution mélancolie du groupe, injecte de son côté quelques clichés utiles dans textes, disséminant savamment des points de repère pour l'auditeur, qui peut alors s'accrocher à des thèmes déjà connus, sur lesquels se hisser pour aller plus haut – avec "Suitcase" par exemple, l'imagerie du bluesman trimbablant sa guitare et son étui dans les rues...
Point appréciable encore, la musique de Scarecrow laisse à l'imagination de son public l'occasion de se mettre en branle. On se sent sollicité, et c'est plaisant – on aime être mis à contribution : cette voiture qui démarre au milieu de la piste 4, on la verrait si l'on fermait activement les yeux, et ce sample d'un extrait de film où résonnent des cris de plaisir, programmant par avance la lubricité de
tous les groove basse-batterie de l'album, nous transporte diretement aux States sans payer l'avion, même pas besoin de la green card, on les a bien niqués. The Last est interactif, et sait également se faire fun : piste 5, un intermède délirant dans le genre des Radios Libres des Inconnus détend l'atmosphère avant d'attaquer sec avec "Shake It", dont nous avons parlé.
Enfin, c'est un album très plaisant que nous propose Scarecrow qui, malgré son excessive linéarité (les ambiances, tamisées tout du long, et les thématiques abordées sont un poil redondantes, et lassent un peu sur la fin), est une invitation à la diversité, à l'ouverture, au voyage dans un canapé. Un véritable album d'été qui fera plaisir aux grands enfants qui n'ont pas pu partir en vacances – tant pis si ça ressemble à une critique du dernier Magic System, c'est le cas. On reste scotchés par le groove terrible de la section rythmique, poussant au hochement de tête/duckface bien virile, et par la force d'évocation des ambiances et des textes, et on attend la suite, persuadés que Scarecrow pourra faire encore mieux.
Crédits Photos : Yann Landry/La Tête de l'Artiste