Dès la première écoute de ce Sky Blue Love (sorti le 21 octobre chez Astar Artes Recordings), on se demande comment des artistes comme John Hollis et Rob Smith ont pu faire cohabiter sur un même album une trompette jazzy, de grosses basses digitales, une kora, une guitare surf rock et certains beats qu'on croirait tout droit sorti de la techno de Detroit, le tout savamment auréolé de skanks bien sentis.
C'est le genre de gageure qui, en temps normal, tiendrait de l'inatteignable, de l'inespéré, de l'impossible. Mais si, John Hollis et Rob Smith l'ont fait. La raison ? Ils sont anglais. Feu Manutension, ancien guitariste et machiniste des regrettés Improvisators Dub déclarait dans l'excellent documentaire Dub Stories : "Les Anglais sont les plus grands mitigeurs de la musique". (vidéo à 1h 02' 26"). En effet, pour pouvoir mélanger autant d'influences et de styles dans une même production, il n'y a pas de secret : on est new-yorkais ou anglais. Anglais de Bristol. Euh, pardon, Bristol, vous avez dit Bristol ?
Cette ville du Sud-Ouest de l'Angleterre est principalement connue pour avoir été à l'origine du mouvement trip-hop et son lot d'artistes géniaux tels que Massive Attack, Tricky, Portishead, et même le junglist Roni Size. Mais ce que l'on sait moins, c'est que Bristol fut aussi, bien avant l'avènement du trip-hop, l'un des berceaux du reggae made in England. Il vous suffit de vous replonger dans le travail fourni par Zopelartisto pour vous en rendre compte. Deux groupes, Zion Band et Restriction, attirent particulièrement notre attention sur cette compilation Bristol Roots Explosion, puisqu'on y retrouvait déjà les artistes qui nous intéressent aujourd'hui, à savoir Mark Spence, Adam Clarke, John Hollis et Rob Smith. Les trois premiers se sont regroupés dans un collectif nommé AMJ qui pratique le melting-pot artistique avec ses musiciens internationaux. Quant au dernier, il a été l'instigateur, avec son compère Ray Mighty, au sein du duo Smith & Mighty, du fameux son de Bristol qui engendrera la kyrielle d'artistes mentionnés plus haut. Il est aussi connu sous le nom de code RSD, à travers lequel il compose, mixe et remixe.
Ces quatre musiciens se retrouvent donc trois décennies plus tard pour nous livrer ce Sky Blue Love, un album de dub qui sonne donc très anglais avec sa structure stepper, mais il serait un peu trop prématuré de le réduire à cet aspect des choses.
En effet, Sky Blue Love se présente comme la synthèse des différentes influences que les protagonistes auront récolté au cours de leur carrière. Et finalement, il s'agit plus d'un album dont les titres auraient parfaitement leur place au sein d'une compilation Buddha Bar, vous savez ces sélections qui sont le reflet de la programmation musicale de ce bar lounge branché et chic. Bon, c'est peut-être un peu caricatural, mais dans l'esprit c'est ça, les skanks en plus. Un morceau résume à lui seul cette ambiance et la tonalité de Sky Blue Love : "Blue Mountain Deep Chill". Et d'ailleurs, on pense à un autre album "parisien", à savoir le mythique Tourist de St Germain paru sur le tout aussi mythique label Blue Note : avec le dub/jazz "Montego Bay Spleen" et surtout un cut du "Stalag" riddim sur "La Goutte d'or", Tourist reste une référence majeure pour tout mélomane qui aime entendre des beats electro/house ou des batteries reggae/dub se marier avec des flûtes, des trompettes, du piano, etc... Sky Blue Love se situe à des degrés divers dans cette tradition. C'est deep, c'est chill, c'est lounge, c'est sweet, bref donnez le qualificatif que vous voulez, au fond peu importe.
Ce qui est certain, c'est que ce n'est pas le type d'album de dub que l'on peut entendre tous les jours ! Il ne révolutionne pas le genre non plus, mais il apporte une fraîcheur au mouvement que l'on croyait enfermé aujourd'hui dans ses aspirations electro, digitales, stepper, voire même techno.
On retrouve, par certains moments, une filiation avec les compositions les plus calmes d'High Tone. Le combo lyonnais a effectivement toujours revendiqué puiser chez Massive Attack et Portishead.
La propension à l'exotisme des activistes dub européens les a souvent conduits à incorporer des sonorités orientales, voire extra-orientales dans leurs productions. High Tone justement s'en est fait une grande spécialité mais on pourrait tout autant citer Jah Wobble et sa collaboration avec le Chinese Dub Orchestra. Sur cet album, John Hollis et ses amis nous invitent également au voyage, mais vers d'autres contrées. Ce sont en effet les Amériques qui sont ici à l'honneur. Les guitares colombiennes ("Serious signs") et les flûtes ("The Brave Flute Cut") et percussions cubaines font de ce Sky Blue Love un inédit dans la galaxie dub. Et si avec cela, si vous faites un petit détour par l'Afrique en incluant une kora (décidément un instrument tendance aujourd'hui, même Booba l'utilise !) et le chant de la Sénégalaise Mariama Kouyate sur le stepper "The Brave Dub", alors oui, vous obtenez un opus totalement original. Il est même également très rare d'entendre dans le dub une trompette jazzy (hormis N'Zeng avec Le Peuple de l'Herbe, et encore ce groupe fait-il du dub à part entière ?) : si vous en rêviez, AMJ et RSD l'ont fait, entre autres, sur "137 Dub".
Mais nous nous devons d'insister aussi sur tout le travail de post-production de RSD. C'est une chose de vouloir mêler des instruments aussi divers dans un album, c'en est une autre de savoir les mixer avec efficacité. Et c'est là que le talent et l'expérience de RSD entrent en scène. Lorsqu'on est à l'origine du son trip-hop, "basé sur des nappes de soul urbaines mélancoliques qui s'électrifient sur des guitares post-punk et qui se calment sur des dub purs de Jamaïque" selon les dires de Nulle Part Ailleurs (vidéo à 0'23"), l'on est donc rodé à l'exercice du mixage. Ce qui pourrait paraître comme un embrouillamini à première vue se révèle au final très cohérent. Rien ne dépasse, tout est léché et réglé au millimètre. Tout s'articule méticuleusement, les instruments exotiques s'accordant impeccablement avec des rythmes stepper ou roots.
Et qui dit dub dit forcément remix. RSD s'est donc plu à cuter certains titres. "Sky Blue Dub", porté par des effets qui rappellent les balbutiements de la techno de Detroit, devient "Sky Blue Love" aux incantations latinos. Le cuivré "Depth Drop" se voit offrir sa "guitar version" sur "Drop Leaf Dub" avant que RSD ne mixe les deux instruments sur "Second Drop".
Un travail minutieusement exécuté qui n'est pas sans rappeler le Talk the Talk de Brain Damage sorti le même jour. Bien plus qu'un simple genre musical, le dub, qui a depuis longtemps acquis son autonomie vis-à-vis du reggae, permet de rendre justice aux ingénieurs du son, bien trop souvent oubliés derrière leurs tables de mixage. La Musique (j'insiste sur le m majuscule) leur doit énormément. L'instigateur du trip-hop RSD l'a une fois de plus prouvé en mixant les mélodies et compositions originales (dans tous les sens du terme) de ses compères de AMJ.
TRACKLIST
1. Heartbeat Version
2. Depth Drop
3. Serious Signs
4. Blue Mountain Dub
5. The Brave Dub
6. Sky Blue Dub
7. Kanabori
8. Sign Of The Dub
9. 137 Dub
10. The Brave Flute Cut
11. Sign Mello Dub
12. Drop Leaf Dub
13. Second Drop
14. Blue Mountain Deep Chill
15. Sky Blue Love