La force d'une utopie ne tient pas dans le fait qu'elle soit irréalisable mais dans la proximité qu'elle entretient avec nous, son anticipation éclairant l'aujourd'hui. Et n'oublions pas : notre présent est rempli des utopies d'hier.
On s'en souviendra quand Oddfellow's Casino aura la reconnaissance méritée. Plongé dans les eaux territoriales des sorties de disques et noyé dans le raz-de-marée, le groupe bénéficie toutefois d'une indépendance salvatrice et créatrice. À ne pas tout sacrifier pour le succès il aura surtout cherché à faire d'excellents disques, et leurs productions ne font qu'accroître notre admiration. Oh Sealand est ce bastion qui s'élève seul sans chercher à suivre le courant, un disque qui construit son monde en dehors du nôtre, nous invitant à le rejoindre mais ne cherchant pas à accoster le rivage.
C'est nous qui allons dans Oh Sealand et pas le contraire.
Chaque image est une invitation nostalgique, douce et souvent mélancolique. Tout sonne comme un constat où l'amertume s'est évanouie comme l'écume, en rencontrant les roches de l'indifférence. Ce sentiment qui traverse, entre regret et résignation, mais aussi volonté d'avancer sans combattre (construire ailleurs plutôt que détruire) n'est pas sans rappeler l'album English Martyrs de Total Victory. Si proches poétiquement qu'éloignés stylistiquement, les deux cohabitent comme deux façons d'exprimer un même ressenti concentré dans la figure de Penda's Fen.
Oddfellow's Casino soigne son propos par une pop gracieuse et marine. « Mustard fields » condense autant d'émotions qu'un voyage : le départ, la perte, l'espoir, la foi en son objectif. Le refrain contrebalance la tristesse du couplet comme un creux entre deux vagues. Allez savoir lequel des sentiments vous emportera, celui qui prédominera à vos oreilles sera probablement celui qui dirige la barre de votre coeur.
La pochette (issue du mythique et fondateur Penda's Fen) fait rencontrer trois environnements symbolisés par trois cercles imbriqués : terre, mer, ciel/spirituel. L'homme semble perdu en recherche, regardant d'où l'évolution l'a tiré à partir du rivage où elle l'a mené sans voir cette entité qui veille sur lui. C'est là qu'entendre la voix d'Alan Moore prend son sens, lui qui à travers From Hell faisait une déclaration d'amour historique hallucinée à l'Angleterre, de cette relation de l'homme à son terreau à travers le mythe comme l'argile avec laquelle Adam fut fait.
En entonnant un hymne nationnal imaginaire pour le territoire Sealand, Oddfellow's Casino rappelle qu'une utopie est avant tout l'invention d'une identité aussi minuscule soit-elle et que là réside tout le mystère d'un territoire. Ce micro-état neutre qui surplombe ces eaux en cette période de tectonique politique, où l'ombre du Brexit rôde comme le leviathan d'Herman Melville, agit comme une allégorie. Cernée de toute part, l'utopie est fragile, frappée par les éléments et donc par nature sélective.
C'est un choix qui se paie cher, et dans cet abandon total à sa propre cause Oddfellow's Casino réussit l'idéal syncrétisme personnalisé qu'Archive n'a jamais su atteindre. Toucher Pink Floyd, y mettre tout ce qu'il y a eu d'intéressant depuis (Robert Wyatt, Elbow, Hood, Phantom Buffalo) et personnifier tout ça dans un discours dont chaque sortie constitue un chapitre.
Le miracle de The water between us s'est reproduit, l'eau comme frontière nourrissant maintenant la possibilité d'une île, un enclos désuet au milieu d'un océan déchaîné comme ultime recours.
On a les utopies que l'on mérite ou plutôt celles que l'on peut se permettre.
Sorti le 7 juillet 2017 chez Microcultures