Partir d’un défi sur Internet. Devenir la révélation metal de l’année 2016. Réussir à dépasser ce simple statut de tendance. Tel est le chemin de croix qu’a choisi Manuel Gagneux pour son projet Zeal & Ardor. Ce croisement de Black Metal et de Negro Spiritual a fait parler de lui bien au-delà de notre sphère musicale. Alors, après un Devil Is Fine de 23 petites minutes, la question était simple au moment de l’annonce de son nouvel album Stranger Fruit : pouvait-il y avoir une suite à ce premier album sans tomber dans la redite ?
Zeal & Ardor nous conte avant tout une histoire inventée par son créateur Manuel Gagneux. Celle d’esclaves noirs américains qui, rejetant le christianisme imposé par les colons, se tourneraient vers le satanisme. D’un côté, quoi de plus normal quand on sait que le blues fût longtemps considéré comme le penchant décadent du Negro Spiritual. Ainsi, le titre de l’album Stranger Fruits, fait référence à la chanson "Strange Fruit" de Billie Holiday, métaphore d’un homme noir retrouvé pendu à un arbre, dénonçant le racisme dans la société américaine des années 30.
Rien d’étonnant qu’après une introduction lancinante, "Gravedigger’s Chant" soit un blues tout ce qu’il y a de plus triste et sombre. Chanson la plus douce de l’album, elle porte pourtant tous les germes de la musique de Manuel Gagneux. Paroles scandées de manière répétée à tel point qu’elles se transforment en prêches diaboliques, lourde montée des guitares, le calme n’est ici qu’apparent… Et laisse place aux premiers déferlements black-metal sur "Servants" via des hurlements amplifiés par le côté martial de la batterie et les riffs entêtants.
Mais Stranger Fruit va bien plus loin que son prédécesseur dans le mélange des genres musicaux. Ainsi, Manuel Gagneux n’a plus aucune appréhension et imbrique intelligemment chœurs de gospel, Thrash Metal, post-rock, cantiques et Death Metal. Le meilleur exemple en est l’ahurissant "We Can’t Be Found", assurément LE morceau de l’album. Débutant tel un blues morbide où les chanteurs ressassent « Pray to the dark one », celui-ci vire en cavalcade black-metal transpirant le satanisme où se greffent des ponts aux rythmiques mortuaires.
Le disque peut se voir comme une histoire racontée en trois parties, entrecoupées de pistes instrumentales qui servent à reprendre son souffle. Tout d’abord le rejet du christianisme imposé, l’acceptation, puis la libération via la vénération luciférienne. En résultent 15 compositions qui se suivent sans aucun remplissage, tant la ligne de conduite du multi-instrumentiste paraît limpide. Le seul défaut pourrait être une production et un mixage très brut, où les guitares sont extrêmement mises en avant.
L’album se termine avec la mélancolique "Built On Ashes", qui referme avec brio cette épopée sur une note triste. Toute la chanson s’articule autour d’une phrase "You are bound to die Alone" sur laquelle s’imbriquent les autres paroles et riffs en delay, comme sur les meilleurs disques de Godspeed You ! Black Emperor. Là où on peut voir Stranger Fruit comme une simple histoire d’émancipation, on peut également constater que cette quête, ce besoin de fédérer et de liberté, existe toujours. Et plus encore à une époque où le racisme est de plus en plus prégnant et de plus en plus violent.
Devil Is Fine, aussi intéressant qu’il fût il y a deux ans, n’était qu’un brouillon. Un brouillon de qualité, mais qui n’est rien comparé à ce Stranger Fruit. Mature, triste, dessiné telle une fuite en avant à la recherche de la liberté, cet album est tout simplement magistral. Dans sa manière de réinventer le blues, Manuel Gagneux se rapproche d’un Vic Chesnutt, qui avec North Star Deserter, s’était servi du post-rock pour en amplifier l’émotion. Au diable les étiquettes, Zeal & Ardor vient de signer un album majeur, un disque qui transcende les genres et brise leurs barrières pour ne laisser parler que la musique. Du très grand art et assurément l’un des albums de l’année.
Sortie le 8 juin 2018
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