Pour cette première soirée, le Festival Transfer, événement lyonnais de l’hiver, se délocalise temporairement à l’Épicerie Moderne de Feyzin, une salle agréable où les barmen et les gens de la sécurité sont de bonne humeur. Tout en sirotant notre pinte au prix étonnamment bon marché, on bloque quelques secondes sur une affichette indiquant que le festival encourage, ce soir, le public à amener ses propres plaids et coussins pour « favoriser la rêverie ».
C’est bien de l’atmosphérique dont il est question, comprend-on en poussant les portes de la l’Épicerie : la nuit est dédiée au songe et au voyage musical, un format de concert dont on mesure la réussite au nombre de « wouah putain, j’me suis endormi » à la sortie de la salle – un concept assez en vogue en ce moment. Une machine à fumée crache en continu, les lumières sont tamisées à l’extrême (du coup le photographe fait la gueule), le public s’affale par terre et surtout, des synthétiseurs, machines et guitares électriques sont installés au milieu de la fosse : Le Comte, musicien rennais solitaire, puis Jacco Gardner, dans sa formule Somnium, son album sorti en novembre dernier, sans groupe donc mais en duo, joueront parmi leurs ouailles assises et allongées partout n’importe comment.
Le Comte
Bien qu’elles découlent d’intentions originelles assez similaires, soit des constructions sonores envoutantes évitant strictement toute interruption, les démarches des deux artistes présentent tout de même de nombreuses particularités qui les distinguent assez radicalement l’une de l’autre. La principale étant que Jacco Gardner ne rompt pas totalement avec le pop spirit : on en trouve quelques réminiscences, notamment dans la composition mélodique, qui propose quelques lignes bien claires, bien définies, identifiables et mémorisables. Le Comte travaille quant à lui sur des textures, plutôt sur du « son » à proprement parler, ambiances synthétiques et superpositions.
Dans le même ordre d’idée, l’appréhension du rythme est toute différente de part et d’autre : le Hollandais s’autorise à recourir à la boite à rythmes, ce qui confère à ses morceaux une base palpable, un maintien lointain dans la réalité, quand le Breton s’émancipe parfaitement de la contrainte rythmique et laisse ses sons évoluer, muter librement, suivant une logique qui leur est propre autant qu’elle nous est obscure – ce qui est loin d’être désagréable. Deux expériences sensitives, donc au fond dissemblables : avec Jacco Gardner, on glisse sur l’eau en suivant le courant, avec Le Comte, on flotte dans un espace sans gravité, où toutes les directions sont envisageables.
On notera tout de même, dans les deux cas, une dévotion totale de l’artiste au public : il se met en retrait, au maximum, et veille sur ses enfants endormis, de loin, mais en même temps tout prêt, intime mais pas impudique. L’expérience est donc assez peu interactive, puisque très personnelle, intérieure, concentrée sur la psyché des individus pris dans la transe immobile. Mais avec une tendresse infinie, Le Comte et Jacco Gardner nous offrent ce que l’on prend pour un cadeau sincère, profondément bienveillant.
Crédits photos : Thomas Sanna