Festival Transfer – Jour 3 – Beak>, Toy, Ditz, Lice…

Troisième et dernier jour du Transfer, de nouveau au Transbordeur de Villeurbanne. La programmation est plus obscure que celle des autres jours, moins de noms clinquants sans doute, mais après l’excellente soirée de la veille, c’est ce qui rend les choses excitantes : qui sont ces groupes inconnus programmés dans le giron de la locomotive Toy, que vaut ce Beak> écrit si gros sur l'affiche, qu’est-ce que les programmateurs savent de plus que nous ? Hein ? Quoi ?

Off Models

Le groupe qui ouvre la soirée vient de Valence : le Transfer met cette année encore un point d’honneur à mettre en avant de jeunes groupes du coin ; ça n’est pas le cas partout, gloire à ceux qui le font, honte éternelle aux autres. Off Models est un groupe assez agréable, énergique, composé de personnalités attachantes. La chanteuse est du genre « pétillant » qui séduit ou énerve le badaud, le bassiste est un grand gaillard qui se trémousse joyeusement. Les compositions sont assez classiques, valant surtout pour les tissages à deux guitares dans des registres différents mais bien complémentaires.

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Ditz

La première claque véritable de ce festival a pris son élan depuis Brighton, sur la rive non-européenne de la Manche. Ditz plante une atmosphère suffocante au moyen d’un post-punk noisy particulièrement en colère, ou d’un punk tout court, particulièrement tordu, tragique à l’extrême et angoissant. Les festivaliers qui cuvaient encore leur vin de la veille écarquillent les yeux et se désarticulent, stupéfaits. Cal est un frontman effrayant : lorsqu’il s’avance sur scène au plus près du public, aucun spectateur n’ose soutenir son regard cerclé d’un joli violet. La peur règne sur la grande salle, que les fractures rythmiques amenées d’autorité par un batteur brutal sont loin de dissiper.

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Le théâtre d’épouvante mettant en scène ces cinq personnages bien rôdés est superbement ficelé, ce dont on se convaincra tout à fait en discutant avec le guitariste, dont le rictus malfaisant qu’il arborait en fracassant sa guitare au sol (même pas à la fin du concert) (faisant sursauter tout la salle à nouveau) (notre photographe a eu peur) ne ressemblait en rien au sourire avenant qui illuminait son visage devenu sympathique, lorsqu’il plaçait un mot gentil sur chaque groupe de la programmation du jour (Drahla, Lice, tous des potes), de la veille (Pom Poko, Health) et même ceux de l’an dernier (King Gizzard, The KVB).

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Sur scène, il est semblable à ses comparses : tétanisant. Tous semblent avoir été réunis à l'occasion d'une expérience psychologique douteuse, comme si l'on avait décidé de choper le mec le plus épouvantable du gang dans cinq groupes différents, et balancé le tout sur les planches en disant en gros : allez-y, maintenant, faites un truc. Et les gars, magique, jouent des trucs qui vont à peu près ensemble, et qui font un sacré baroufle, jusqu'à l'explosion finale, un grand bordel bruyant en forme d'agonie. Deux types de Lice (c’est ce qu’on en déduit à la vue d’un grand chapeau flottant dans les airs) viennent d’ailleurs y participer, taper sur 2-3 trucs et retourner dans l’ombre, comme deux Cavaliers de l'Apocalypse qui auraient trouvé les cinq autres maboules qui formeraient leur crew.

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Drahla

Et c’est Drahla qui prend aussitôt la suite dans la petite salle : un trio boudeur, augmenté d’un saxophoniste (donc ça fait un qutauor, en fait) galérant avec son micro dès son arrivée sur scène, jouant un genre d’indie-grungy tristounet et plaisant, évoquant du Breeders morose. La chanteuse est immobile, le bassiste danse en faisant la moue.

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Le concert, sur la durée, s’avère un peu moins haletant que ce qu’on avait espéré en s’intéressant à ce que le groupe proposait sur internet - culture shoegaze, posture post-punk obligent, sans doute, le jeu de scène minimal a un côté frustrant. Cela dit, les titres les plus réussis sont de vrais tubes de l’underground, mais entourés d’autres morceaux un peu plus passe-partout, leur éclat est amoindri. On adore tout de même le contraste entre la douceur, le calme absolu de la voix et l'instrumental ultra-énergique. Bon, une galère matérielle en début de show, qui traine ainsi un petit bout de temps, a également de quoi scier les jambes, on ne leur en veut pas.

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Toy

Comme Ditz, Toy vient de Brighton, comme Drahla, les musiciens montent sur scène principalement pour pouvoir montrer à tout le monde leur moue boudeuse préférée. Le groupe, qui vient de sortir son quatrième album Happy in the Hollow, est en quelque sorte le pendant amer du Temples de la veille, avec ses compositions planantes, mais d’un planant froid et sombre, d’un planant à une vingtaine de centimètres du sol.

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Malgré un certain mutisme, une belle énergie se fait sentir, amenée par le travail acharné du batteur, principalement, très dynamique, et celui du guitariste côté jardin, qui à eux deux parviennent à compenser et donc, rendre acceptable la neurasthénie affichée de la ligne de front. Leur immobilité relative n’est donc en rien rebutante, et sert l’univers visuel par ailleurs très réussi du show : costumes noirs, instruments noirs ou blancs, lumières blanches-jaunâtres de préférence et si l’on cède à la couleur, c’est pour un bleu arctique ; et puisqu’il faut revenir à la question capillaire, la coupe de cheveux du bassiste gagne la palme de l’audace (il y  avait match avec celle du batteur de Temples). L’immersion dans le monde de Toy est totale, on s’y abandonne volontiers.

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She Past Away

Après Lebanon Hanover hier, un nouveau duo sombre et déprimant nous est proposé : She Past Away. Ce tandem turc s’avère beaucoup plus convaincant que son homologue mi-suisse mi-anglais de la veille : la présence sur scène du chanteur Volkan Caner a ce qu’il faut de fascinant pour captiver l’attention comme il faut. Malgré les efforts du duo pour paraître infréquentable, il est en fait extrêmement attachant.

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Les tempos, également, sont plus élevés, nous donnant l’impression d’enfin participer à cette fête triste de la légende new wave. La voix est celle des sinistres habitants des catacombes, les instrumentaux ont quelque chose de doux et de pernicieux à la fois, du velours dans la texture sonore, du poison dans l'intention. Le public y réagit très bien : comme l'être humain est attiré sans cesse par sa propre perdition, les Lyonnais laissent le venin courir dans leurs veines, et remuent même leurs boules pour booster le rythme cardiaque : "on accélère le processus". Le groupe était manifestement attendu, et est largement à la hauteur des attentes.

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Beak>

Après cette angoisse charmante, l’autre tête d’affiche du soir apaise les esprits dans la grande salle. Si le nom de Beak> est écrit en plus gros sur l’affiche, ça n’est sans doute pas que leur renommée est supérieure à celle des autres ; c’est qu’ils sont TRES TRES BONS. On s’en doutait déjà à l’écoute de leur dernier album, le bien-nommé >>> sorti l’an dernier, dont les deux premiers titres ouvriront le concert, mais la prestation live est, si c’est possible, plus enthousiasmante encore.

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Toute la nuance du jeu de ce trio de virtuoses discrets en est approfondie, ne serait-ce que parce que le format concert élargit encore l’amplitude d’interprétation du trio, creuse les écarts entre l’infiniment doux et l’infiniment puissant de leur jeu subtil et contrasté. Avec un sens remarquable de la mesure, on cherche la dose idéale. Le public est dedans, chante les sons plutôt que les paroles : le dessus est laissé aux longues plages instrumentales aériennes et doucereuses, et le chant n’apparaît qu’en notes éparses et brèves, abrégées comme pour ne pas perturber la transe tranquille du spectateur.

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L’attitude du groupe fait aussi partie de la magie du moment : détendue, naturelle, entre amis, le guitariste assis chambre sereinement, le bassiste/claviériste fait le gentil pitre mais pas trop ; nous sommes dans le salon de Beak>, nos copains, une bière à la main, pas la première, et bercée par les notes et le houblon une salle entière s’assoupirait dans le canapé si elle ne luttait pas pour voir "ce que ces sacrés larrons vont encore nous inventer".

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On sort de là avec l’envie de raconter à n’importe qui comme c’était bien, mais on n’a pas le temps, Beak> nous a dit d’aller voir Lice qui commence dans la petite salle, et qui semblent au goût du trio. Trop gentils. On s’exécute.

Lice

On s'en niquerait d’ailleurs les adducteurs : encore une fois, un changement d’atmosphère radical nous pousse à réaliser un grand écart contre nature. Soit les programmateurs sont surconfiants, soit complètement inconscients : Lice piétine en quelques secondes toutes les ondes positives et les vitamines D que le peuple du Transbordeur venait d’engranger pour lui cracher sa furie de weirdo au visage – un bon glaviot de cow-boy assorti au chapeau du bassiste.

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Une guitare tantôt teintée de touches bluesy, tantôt de bruits de moteur d’avion au décollage est soutenue par une batterie bâtie sur les mêmes principes aérodynamiques, mais vu de sous le capot du boeing. Devant eux, mais aussi derrière, à côté, au-dessus, partout, un type avec un micro fait tous les coins de la scène en imposant un chant parlé/scandé/hurlé reposant plus sur une interprétation personnelle de la folie que sur de la mélodie véritable, un leader charismatique – un peu comme celui de Ditz, qui vient d’ailleurs pousser la chansonnette.

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C’est que c’est une soirée de copains : Lice, Ditz et Drahla finissent, au Transfer, une tournée commune qu’on aurait aimé suivre depuis le début, une bonne grosse prise de l’orga qui pèche les plus beaux poissons trois par trois.

Bilan

Le  festival se clôt avec Gum Takes Tooth, un duo mélangeant des rythmes malsains et tordus avec de l’électro ultra-violente – un genre pour lequel on sent notre expertise trop limitée pour y adresser une critique légitime, bien que le moment ne soit en rien désagréable ; il est temps de conclure.

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Le Transfer, pour sa troisième édition, réussit son pari de réunir sous le même toit les représentants les plus excitants de ce pan de la scène rock qui danse collée-serrée avec la musique électronique, et les quelques gamins qui distribuent encore des baffes punk dans la plus pure tradition électrique, pour finalement gommer définitivement cette scission artificielle. La ligne éditoriale proposée par les programmateurs est terriblement intelligente, la prise de risques est là, et sur le plan artistique, c’est un franc succès. Les moments marquants resteront sans doute les concerts antagonistes de Beak> et de Ditz, Lice est le coup de cœur du photographe, Johnny Mafia le coup de pied au cul habituel, et le Transfer, un rendez-vous annuel désormais obligatoire pour tous les jeunes gens modernes qui se respectent.

Photo bonus :

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Crédits photo : Thomas Sanna



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