Non, le blues n'est pas mort, et non, il n'appartient pas à une époque révolue. Loin de là! En grande forme, le blues vit et subsiste tant que des voix et des corps sont là pour le faire vibrer. Ce soir, c'est à La Cigale que ça se passe, où une triple affiche prend des allures de petit festival : le Rockin' The Blues dépose ses valises à Paris!
Au programme, trois artistes, deux générations. La légende Walter Trout, officiant depuis la fin des années 60 et ayant du gros calibre dans son CV (Canned Heat et les Bluesbreakers de John Mayall, rien que ça), peut relater l'ancien temps du blues mais sa présence est contre-balancée par ses deux comparses. Jonny Lang, presque quadragénaire mais ayant débuté jeune, a dépassé les vingt ans de carrière, dans un blues teinté de pop, définitivement plus moderne. Pour ouvrir le bal, c'est Kris Barras, dont l'activité en studio est assez récente, qui foule les planches.
Plus connu pour ses combats de MMA que pour le blues, Kris Barras n'en est pas moins un guitariste accompli, et ne manque pas de le prouver durant la demie-heure qui lui est allouée. Jouant depuis son plus jeune âge, il a eu le temps de développer un jeu technique, virtuose et promettant de grands moments musicaux. Dommage que ses compositions ne suivent pas son talent, l'écriture assez fade des morceaux peinant à faire s'élever l'ambiance.
Il faudra une reprise de Led Zeppelin avec "Rock And Roll" pour que les premiers émois apparaissent, et avec eux un engouement plus prononcé. On prend alors conscience du jeu de guitare du bonhomme, qui dans ses solos s'envole. Il parvient également grâce à des jams habilement pensées à mettre en avant son groupe. Des musiciens tous très talentueux, quoiqu'un peu timides et manquant de groove au niveau de la section rythmique, que l'on espère voir au service d'une écriture plus originale. Le moment n'est évidemment pas désagréable, et on parvient à trouver énormément de choses à retenir, convaincu que le temps accordera plus d'ampleur au style de Barras.
Le public de blues connaît ses légendes. Aussi, quand Walter Trout débarque avec sa bande sur la scène de La Cigale, le tonnerre d'applaudissements est de mise. Ses sonorités plus classiques sentent le vécu, le témoignage d'une histoire mouvementée qui s'est soldée par de nombreux échecs et douleurs, mais aussi des moments de joie. Walter Trout est écorché, chacune de ses notes semble venir d'ailleurs, et s'il est moins démonstratif que son prédécesseur, et que tout ce qu'il donne est avant tout guidé par le ressenti, il n'en est pas moins habité, bien au contraire.
Avec un groupe rôdé au possible, qui baroude sur les routes depuis longtemps, on se prend dans les oreilles une leçon d'une heure de blues. Son gras, saturé, la strat qui tâche, on est immédiatement transporté dans le passé, une époque où la musique, avant d'être travaillée dans son aspect le plus mélodique, était avant composée d'émotions posées sur partition. Trout nous raconte sa transplantation de foie, cinq ans plus tôt jour pour jour, le fait qu'il ait dû apprendre de nouveau à parler, marcher et jouer de la guitare, et ça se ressent dans ce qui est offert sur scène ce soir. Chaque morceau est joué comme s'il était le dernier, tout sent la sueur et le sale, mais aussi la grâce et la reconnaissance de ces musiciens qui sont là pour témoigner de ce que le blues leur a apporté. Après un set aussi électrique, une question s'impose : jouer du blues implique-t-il d'avoir vécu ?
Pas forcément quand à 30 ans de moins, Jonny Lang semble lui aussi complètement animé. Créneau le plus lourd mais aussi le plus riche de la soirée, les influences soul très prononcées du guitariste font que l'on ne tombe pas dans la redite. Ça groove sec, et ça sue dès les deux premiers titres. La première chose qui frappe est le professionnalisme à toute épreuve du quintette. Un larsen mal placé dans les retours? On se retourne, un roulement et ça repart, et le changement est suivi sans que l'on n'ait remarqué l'annicroche.
Surtout, l'offrande de soi est sans retenue. Si Lang n'est pas toujours en voix, on se doute au vu de ce qu'il donne que ça n'a pas dû être de tout repos la veille. L'intensité est donc allée crescendo, et atteint ici une apothéose. On y voit l'artiste accompli, où chaque parole chantée le renvoie à une émotion intense, qui nous renvoie à son tour par miroir. Choix judicieux d'avoir également place le set le moins "classique" en dernier, les éléments soul, que ce soit dans les choeurs ou dans les élans vocaux répondus par la six cordes de Lang, ajoutant une aura supplémentaire.
Il ne manque plus que de voir les trois guitaristes ensemble pour les accorder une dernière fois, et ce sera chose faite lors d'un ultime rappel. Une reprise du maître BB King ne peut que parfaire la soirée, où trois styles de blues ont été à l'oeuvre. L'entrée en matière de Kris Barras nous a proposé sa version la plus accessible et aguicheuse. Une fois le genre et ses codes acquis, Walter Trout nous fait voyager à travers son histoire, pour en découvrir les divers aspects classiques. Enfin, Jonny Lang nous en montre une vision moderne, enrichie. Une soirée complète donc, qu'il aurait été dommage de manquer!
Crédits photos : Jessica Saval, toutes reproductions interdites