Cela faisait onze ans que Derek Sherinian n'avait pas sorti d'album solo. Et comme pour nous aider à traverser une période difficile, le claviériste décide de nous offrir son dernier opus intitulé The Phoenix. Nous avons pu nous entretenir avec lui pour parler de ses méthodes de composition, son lien avec le batteur et producteur Simon Phillips, ses projets à venir et David Halliday.
Salut Derek et merci de nous accorder ton temps. On va commencer par parler du contexte sanitaire puisque ton album sort en pleine épidémie. Est-ce que cela a affecté la création de l’album ?
Non pas du tout puisque l’album était déjà écrit et les synthétiseurs étaient déjà enregistrés fin janvier.
Donc j’ai pu mettre le confinement à profit pour enregistrer les parties des autres musiciens.
Et ça n’a pas impacté la date de sortie ?
Non pas du tout, on avait déjà convenu avec le label de le sortir en septembre.
A l’écoute de l’album, je trouve que c’est un disque qui se focalise énormément sur les guitares. On l’a même appelé "l’album de guitare de l’année". Est-ce que c’était quelque chose de voulu ?
Pas vraiment : en fait quand tu écoutes le reste de ma discographie, la guitare a un rôle important et j’ai toujours été fan de guitaristes comme Yngwie Malmsteen ou Allan Holdsworth. Ce qui m’importe c’est le son global et bien sûr mon jeu en tant que claviériste mais je n’aime pas être au centre de la scène. J’estime que la guitare doit jouer un grand rôle dans la mélodie, seule ou en se superposant à mes parties clavier. Ca reste donc une composante importante de ma musique mais si on me dit que c’est l’album de guitare de l’année alors je prends ça comme un compliment, car cela montre que je peux composer pour cet instrument et dans différents styles.
En parlant des guitaristes, comment as-tu choisi les musiciens qui allaient t’accompagner ?
La plupart du temps, quand je compose, je sais à qui je vais faire appel. Quand c’est un morceau heavy, je pense tout de suite à Zakk Wylde, si c’est plus fusion, je pense à Steve Lukather. Mais parfois, j’ai l’opportunité de travailler avec un nouveau guitariste : comme Kiko Loureiro. "Pesadelo" est un bel exemple de ce qui peut se passer lorsque deux artistes se rencontrent pour créer quelque chose de nouveau et d’original. J’ai vraiment adoré ce système : travailler avec des habitués et des nouveaux.
Mais ça ne t’est jamais venu à l’idée de jouer de la guitare ?
J’en ai joué et d’ailleurs à un moment de ma carrière, je me suis demandé si je ne devais pas me focaliser sur cet instrument. Mais un ami m’a dit que si je devenais guitariste professionnel, ça me réussirait peut-être mais il y aurait énormément de concurrence alors que si je restais claviériste, je pouvais sortir du lot. Et franchement, je suis heureux d’avoir suivi ses conseils.
D’ailleurs au fil des ans, ton son de clavier si caractéristique a énormément évolué pour devenir de plus en plus proche d’une guitare.
Mon but n’est pas de ressembler à un guitariste, j’essaye juste de trouver ma propre sonorité. C’est sûr que je suis influencé par énormément de guitaristes et j’utilise des pédales et des amplis pour modifier le son de mon Nord Lead.
Tu utilises pas mal de synthétiseurs assez old school et classiques comme le Moog, l’orgue Hammond et le Fender Rhodes mais y a-t-il des nouveaux instruments qui te font de l’œil ?
Non pas tellement. Je ne suis pas vraiment un geek des synthés, je préfère les choses assez classiques et je ne vais pas m’aventurer dans des instruments modulaires ou expérimentaux. Je reste vieux jeu.
Parlons maintenant du nom des morceaux : ça doit être difficile de poser un titre sur un instrumental, alors comment fais-tu ?
C’est extrêmement difficile et pour être honnête, la plupart du temps, je les trouve moins de 24 heures avant d’envoyer les morceaux au label (rires).
Donc tu ne peux pas vraiment nous expliquer…
Non car c’est vraiment un truc fait à la dernière minute. Par contre pour le morceau "The Phoenix", cela vient d’un sondage que j’ai fait sur internet. J’avais du mal à trouver un nom pour mon album. Et parmi les centaines de suggestions, un ami m’a proposé "The Phoenix".
Je serais assez curieux de savoir pourquoi tu as nommé un morceau "Octopus Pedigree". Je sais que c’est une expression que tu utilises souvent pour parler de ta carrière…
En fait c’est une expression inventée par mon ami Eric Singer qui officie dans le groupe Kiss. Pour lui c’est un musicien qui a joué avec plus de 8 groupes importants dans sa carrière.
Revenons maintenant à la musique : comment composes-tu, sachant que Simon a eu un impact important ?
Il y a une réelle alchimie entre Simon et moi. Nous avons coécrit quatre morceaux, j’en ai écris deux tout seul, un avec Kiko et il y a bien sûr la reprise. Simon, c’est vraiment le collaborateur par excellence et c’est un super partenaire musical. Il a une énergie créative tellement intense et bien sûr c’est un excellent batteur et ingénieur du son. Donc ce fut un plaisir de travailler encore une fois avec lui.
Et au niveau de tes propres idées, comment cela se passe-t-il ?
En fait, je travaille de mon côté, un riff, une idée puis je la soumets à Simon. Mais j’aime bien avoir un morceau relativement construit avant de le lui proposer. Ensuite on passe en revue les idées et on les trie.
Et qu’est ce qui t’inspire ? Un preset de synthé, une impro ?
C’est la vie qui m’inspire tout simplement. Je joue et je laisse les dieux me guider. Et parfois je n’ai pas envie de me poser sur mon synthé mais c’est vraiment le destin.
Comment crées-tu tes solos, en une prise ou tu les travailles ?
Je suis quelqu’un d’instinctif donc je peux effectivement les faire en une prise. Mais la plupart du temps, je repère un endroit dans le morceau qui est propice à un solo et là je travaille la mélodie. Car pour moi, il faut qu’on s’en rappelle. La plupart des solos que j’aime sont ceux que je peux fredonner. Il y a plein de musiciens qui font des arpèges ou des gammes mais moi je veux vraiment avoir une mélodie. Prends par exemple mon solo sur "God of the Sun" : les gens s’en rappellent tellement qu’en live, ils chantent en même temps. Je m’inspire de gars comme Van Halen ou Randy Rhoads qui mettaient plus l’accent sur le style que sur la vitesse.
Et justement comment ça se passe pour les invités ?
Je leur envoie des idées mais après ils font ce qu’ils veulent ou alors je suis en studio avec eux.
J’ai l’impression que cet album est beaucoup plus varié et même plus direct, moins fusion…
Ce n’est pas voulu, je compose juste comme je respire et à la fin, Simon et moi choisissons les morceaux qui méritent de figurer sur l’album …
… donc ça veut dire qu’il y avait d’autres morceaux au départ ?
On avait commencé à composer d’autres choses mais finalement elles n’étaient pas assez puissantes donc on les a laissées.
Et cette reprise de Buddy Miles, pourquoi l’avoir choisie ? Je sais que tu as joué avec lui au tout début de ta carrière mais pourquoi ce morceau en particulier ?
J’ai toujours adoré jouer ce morceau en live. Et puis Joe Bonamassa me l’a proposé car il voulait chanter sur l’album et il savait que dans le passé j’avais collaboré avec Buddy. On l’a sorti en version single il y a quelques jours, on a même tourné une vidéo assez sympa. Et puis Joe, ce n’est pas juste un simple guitariste, c’est l’un des meilleurs, on a l’impression de voir Jimi Hendrix ressuscité ! Quand il joue de la guitare, il a un tel talent, c’est simple, plein de feeling, c’est du rock quoi !
Donc ça n’a rien à voir avec le thème de l’album ?
Pas du tout et ce morceau ressort par ailleurs. En fait c’est un peu un caprice.
Parce que j’ai été vraiment surpris quand tu as repris "In the Summertime" sur l'album Blood of the Snake.
C’était vraiment dingue : on était en tournée avec Billy Idol et il s’est mis à chanter et je lui ai dit : ouha j’adorais chanter ce morceau quand j’étais gamin, on devrait l’enregistrer. Et puis il a décidé de ramener Slash avec lui. C’était plutôt génial d’avoir Billy Idol et Slash comme accompagnateurs.
Même si le contexte actuel est un peu difficile, envisages-tu de faire une tournée pour cet album ?
Quand le confinement est arrivé, nous étions en pleine tournée avec Sons of Apollo et nous avons du tout arrêter. Les dates européennes ont été déplacées au mois de mai 2021 donc pour l’instant, je me concentre sur cette tournée. Mais en tout cas, j’adorerai faire une tournée avec Simon.
Justement, puisque tu parles de Sons of Apollo, vu que vous avez pas mal de temps devant vous avant mai, êtes-vous déjà en train de planifier le troisième album ?
Pas encore : je prépare déjà mon nouvel album solo, j’ai des tonnes de sessions pour des musiciens connus comme Michael Schenker ou David Coverdale. D’ailleurs Michael a adoré ce que j’ai fait et je lui ai donc demandé s’il pouvait contribuer à mon prochain album. Il a accepté et j’ai composé un nouveau morceau qui déchire et qui s’inspire de ce qu’il a fait sur un album d’il y a 40 ans, album dans lequel Simon jouait d’ailleurs. Il a déjà enregistré sa partie et ce morceau va rester dans un coin jusqu’à ce que l’album sorte. J’ai déjà des idées d’autres invités pour ce neuvième album mais je ne peux pas révéler les noms.
Donc en fait, tu as attendu 11 ans avant de sortir un album solo et là tu en prépares déjà un autre ?
J’ai adoré faire The Phoenix et ça m’a boosté pour en faire un autre. Pour tout dire, c’est grâce à Simon : il est tellement plein d’entrain. Alors certes il est plus orienté jazz avec son groupe Protocol, mais il trouve que je lui apporte ce côté rock. On s’apporte vraiment l’un à l’autre et ça, tu peux l’entendre sur tous les albums que je fais à ses côtés.
Comment t’occupes-tu quotidiennement, dans cette période où les tournées sont annulées ?
En fait, je suis tout le temps pris. Je fais des sessions pour des artistes connus comme je te l’ai déjà dit mais aussi pour des inconnus. Tout le monde peut me contacter et m’envoyer des morceaux. Si, en écoutant le morceau, j’estime que je peux rendre service, alors les artistes peuvent m’engager pour un solo ou autre. Ce qui est génial avec la technologie c’est que si tu aimes un artiste, tu peux le contacter sur internet et ce d’où que tu sois. Par exemple, il y a quelques temps, en un jour, j’ai fais trois sessions : une pour un groupe finlandais, une autre pour un groupe écossais et enfin pour quelqu’un du Texas.
En fait, quand on fait vraiment attention : entre ton album qui met en valeur les guitaristes et ton envie d’aider les musiciens qui essayent de percer, tu fais preuve de générosité …
Le seul truc c’est que dans cette période confinée, les tournées sont impossibles donc il faut se réinventer. Certains sont hyper créatifs et vont faire des caméos, chanter joyeux anniversaire ou faire des messages persos, faire des masterclasses en ligne etc… Mais moi là où je suis le plus à l’aise, c’est mon studio. Et franchement quand je vois la réaction des gens quand ils écoutent mes parties, ils sont au septième ciel. Et j’adore emmener les gens au septième ciel (rires).
Justement, ça ne t’intéresse pas de faire des masterclasses en ligne sachant que quand tu es en tournée, il t’arrive d’en faire en face à face ?
J’en ai déjà fait auparavant mais franchement ce n’est pas le truc que je préfère faire.
Avant de terminer, je dois te poser LA question habituelle : qu’en est-t-il de Planet X ?
C’est marrant que tu me poses cette question car on a eu une conversation très plaisante avec Virgil Donati il y a un mois et même s’il a beaucoup de trucs à faire en ce moment, on s’est dit que ça faisait tellement longtemps et qu’il faut qu’on fasse quelque chose. Ca me fait tout drôle de me dire que beaucoup de jeunes musiciens n’étaient pas nés quand nous avons sorti cet album mais que Planet X est devenu pour beaucoup d’entre eux comme une religion. C’est vraiment flatteur et je n’avais jamais réalisé à quel point ce groupe était important.
Vraiment ? Quand tu as fondé le groupe, tu n’avais aucune idée de l’impact que cela allait avoir ?
Non pas du tout. La seule chose dont j’étais sûr c’est que j’avais été viré de Dream Theater et que je devais fonder un putain de groupe. Virgil et Tony MacAlpine étaient ceux qu’il me fallait. Mais je suis heureux si on a pu avoir un impact.
Pour réellement finir, puisque nous sommes un média français, parles-nous quand même de ton expérience avec David Halliday, c’est dingue ça quand même.
Oui c’est complètement fou : c’était en 1988, je voulais percer dans le milieu professionnel mais en attendant, je travaillais en tant que vendeur dans un magasin de guitares. Un ami m’a dit qu’il y avait des auditions pour cet artiste et donc j’y suis allé. Ce n’est que bien plus tard que j’ai appris ce que représentaient son père et sa mère pour la France. J’ai réussi l’audition et ensuite on a répété 5 jours par semaine pendant trois mois pour … un seul concert au Japon ! Je crois que c’est la fois où j’ai le plus répété de ma vie (rires). Mais c’était mon premier concert pro et c’est vraiment excitant. David, c’est vraiment un chouette mec. D’ailleurs l’année dernière, on s’est reparlé sur Instagram, c’était vraiment sympa.
Interview réalisée le 9 septembre 2020
Un grand merci à Derek et à Valérie de jmtconsulting
Photos : DR Inside Out Music