S’il y a une tendance assez jouissive dans la pop indépendante en ce moment, c’est l’envol en solo de nombre de chanteuses ou de chanteurs évadés de groupes plus ou moins confidentiels des années 2000, mais qui n’en étaient pas moins des pierres angulaires dans leur style. Après l’échappée de Becky Ninkovic, plusieurs années après l’arrêt d’activité des merveilleux canadiens disco-punk de You Say Party, c’est à la danoise Henriette Sennenvaldt qu’on va s’intéresser aujourd’hui, dans un style beaucoup plus éthéré et mystérieux, à la lisière de l’art-pop, dans ce premier album au parfum d’énigme scandinave.
Son nom ne vous dit sans doute rien et l’évocation de son groupe d’origine, Under Byen, sans doute encore moins. Et pourtant, la formation danoise avait dûment gagné ses lettres de noblesse il y a quinze ans en bousculant la scène indé européenne avec son post-rock baroque venu du froid, couronné par la voix à la fois fragile et dangereuse de cette prêtresse new-wave qu’est Sennenvaldt. Under Byen était une anomalie passionnante dont la carrière a culminé en 2006 avec Samme Stof Som Stof, un merveilleux LP indescriptible aux accents trip-hop qui ravirait ceux qui écoutent les dernières sorties du label Sacred Bones aujourd’hui. Et les planches de la Maroquinerie se souviennent encore du passage de ce groupe évolutif et ambitieux et de sa bonne douzaine de membres ramassés sur quelques mètres carrés de scène, dont deux batteurs !
Après quelques autres parutions, dont deux albums live impressionnants, l’entreprise originaire d’Aarhus s’était tue, avant de se dissoudre dans le grand marasme culturel de l’Internet 2.0. Henriette Sennenvaldt ne fit son retour en solitaire que cette année, au détour de deux singles intrigants : le post-Portisheadien « New Skill » et le déglingué « Clumsy » avec son clip-concept de musée d’art contemporain. Que penser de ce retour, attendu par personne en France, et pourtant déterminé à écrire un nouveau volet de la carrière de la chanteuse ?
Parce qu’il est extrêmement calme, vaporeux et un peu intello, Something Beautiful n’est sans doute pas à mettre entre toutes les mains. Et pourtant, j’ai envie de conseiller à n’importe qui de l’écouter, ne serait-ce que pour ce mélange d’apaisement et d’interrogations qu’il suscite. Fidèle aux atmosphères opaques d’Under Byen, Henriette Sennenvaldt manie la pop jazzy comme un objet autant familier que bizarre qui demande à être décodé par l’oreille et la tête. Les structures de chansons sont imprévisibles, les arrangements sont free, impossibles à saisir. Le ton est calme, mais toujours sur la brèche. La voix chuchote, grince, s’élève, alterne entre délicatesse et brisure, autant lamentation qu’ode (pour reprendre ses mots dans une interview). Drôle de paradoxe que ce disque qui articule la paix et l’inquiétude.
On pourrait rapprocher son chant de celui de Bjork dans ses recoins les plus expérimentaux, la grande nouveauté pour Sennenvaldt étant le passage à l’anglais, après des années à écrire dans ce dialecte impénétrable pour nous qu’est celui de Viggo Mortensen. Mais force est de constater qu’elle fait de la langue de Shakespeare ce qu’elle faisait du danois : une matière malléable, élastique, dont on pourra à peine capter quelques mots suffisants à comprendre le mood général.
Côté instrumental, Something Beautiful joue la carte de l’austérité : piano, batterie jouée aux balais, basse, et parfois une guitare électrique dépouillée qui joue des accords expressifs et minimaux (« Like Real Power », « In A Superior Innocence »). On est dans une sorte de musique de chambre de 2020 qui se joue dans un intérieur cosy où les rideaux translucides sont tirés et ondulent lentement sous l’effet d’une brise d’automne. L’album s’enrichit de cordes et de cuivres sur son doublé final gagnant (« Nothing Strange », « Not Only Yours ») avant de s’arrêter, comme suspendu, sur une dernière phrase de Sennenvaldt, qui n’aura jamais cessé de psalmodier sur ces huit titres de douceur énigmatique.
Something Beautiful est l’occasion rêvée de changer d’air et d’ambiance, de tremper les pieds dans une autre rivière dont il m’est difficile de transmettre toute le pouvoir d’attraction sans admettre son exigence d’écoute. Sans être un must absolu, ce premier album solo d’Henriette Sennenvaldt est une réussite et une superbe rampe de lancement de la chanteuse, dans la droite lignée de ce qui faisait d’Under Byen un trésor inconnu de la pop moderne.
Sortie le 13 novembre 2020 chez Paper Bag Records.