Pour ceux qui connaissent le groupe, chaque nouvel album d’Haken est une surprise que l’on attend comme le jour de Noël. Mais là, que ne fut pas notre étonnement lorsque les Britanniques ont annoncé de façon abrupte la sortie de leur nouvel album, en avril dernier. Heureusement qu’ils s’y sont pris quelques jours après le début du mois, car annoncer un album nommé Virus un 1er avril aura déclenché l’incrédulité de toute la sphère musicale. Et pourtant non, un deuxième "Virus" va être lâché dans la nature alors que nous sommes en plein déconfinement. Pourtant celui là est inoffensif et fait même du bien aux oreilles. On vous en parle en avant première avant l’infection mondiale prévue le 19 juin grâce au docteur Inside Out Music.
Le groupe occupe une place de choix dans le monde du metal progressif. Arrivé à une période où leurs maîtres, leurs mentors, j’ai nommé Dream Theater, commençaient à montrer des signes de faiblesse, Haken a su, en treize ans, se tailler une part du gâteau jusqu’à devenir même Meilleur Ouvrier de France (enfin de Grande Bretagne). Ecouter un nouvel album du groupe, c’est comme découvrir une nouvelle montagne russe : c’est impressionnant, c’est imposant, ça peut rebuter, le premier voyage est complexe et un peu affolant mais une fois descendu du manège, la première chose dont on a envie, c’est d’y remonter. Virus ne fait pas exception à la règle surtout lorsqu’on considère qu’il fait partie d’un diptyque avec Vector et pourrait être considéré à juste titre comme le deuxième CD d’un double album que l’on intitulerait : The Cockroach King pt 2, Scenes from a Lunacy.
Ingérer les deux CDs en même temps aurait été assez compliqué et Haken a bien fait de décaler la sortie de Vector et Virus, comme pour nous laisser le temps de souffler, de bien intégrer le premier opus pour en mieux apprécier le deuxième. Car oui, les deux sont étroitement liés et l’un complète l’autre. Les deux jumeaux se ressemblent sur certains points tels que le titre (un seul mot commençant par la lettre V), la pochette rouge ketchup ou jaune moutarde/mayo et bien sûr l’histoire. "A Cell Divides", dernier morceau de Vector, nous avait laissé avec la création de ce "cafard", Virus prend le soin d’en expliquer l’ascension pour devenir le "king".
On voit bien dès le départ que Haken est un groupe qui aime raconter des histoires et envisager la musique comme une œuvre cinématographique. A l’instar d’un Kubrick ou d’un Nolan, le groupe aime embarquer l’auditeur dans des histoires fantastiques mêlant la psychologie, le fantastique, tout en laissant une part d’ombre et tout en laissant l’auditeur se faire sa propre idée et aller chercher les détails en réécoutant plusieurs fois l’album. Comme disant Vladimir Nabokov : « un bon lecteur est un re lecteur » et Haken l’a bien compris. Il va donc falloir aller chercher des thèmes déjà développés dans Vector voire même dans les autres albums pour en apprécier la substantifique moelle. Virus se pose donc comme un opus qui unifie beaucoup de morceaux de la discographie du groupe et on se surprend à penser qu’il pourrait être le Endgame du Hakenverse.
Il y a tellement de choses à dire sur le concept narratif et intermusical mais le plus important reste quand même la musique. Et là, le constat est clair, la barre a été levée. Vector avait déjà surpris un bon nombre d’auditeurs par sa violence mais force est de constater que le groupe a encore passé un cran. Virus laisse très peu de repos à nos oreilles. Il sera peut-être plus subtil et prog que Vector qui déroulait ses riffs comme sur "Nil By Mouth", véritable machine de guerre. Ici, la violence reflète la folie du personnage principal, à la fois contenue et cachée sous les ambiances jazzy sur "The Strain" puis complètement libérée lors de l’epic "Messiah Complex". Pour continuer la comparaison avec son frère jumeau, ce nouvel album commence directement un "Prosthetic" heavy avec des riffs puissants et les synthétiseurs de Diego, qui apportent une lourdeur d’entrée de jeu. Seul "Only Stars" calmera le jeu en fin d’album, sorte de générique final rappelant à l’auditeur des thèmes de "Clear". L’histoire fait une boucle, un peu comme la fin de "The Wall" de Pink Floyd ou d’ "Octavarium" de Dream Theater, deux grands monuments du progressif aux côtés desquels Vector n'a pas à rougir. Ce côté circulaire sera contrebalancé par une fin abrupte de la plupart des morceaux, comme des cauchemars dont on se réveille en sueur. Cependant la structure de l’album est extrêmement bien pensée, entre "Prosthetic" qui démarre in medias res, "Invasion" et "Carousel" qui amènent un crescendo, le diptyque "The Strain"/"Canary Yellow" sorte de trou normand doux, mais qui brûle quand même l’estomac et qui fait digérer avant la pièce de résistance "Messiah Complex".
Pour poursuivre la métaphore culinaire, "Messiah Complex" est un plat trois étoiles en cinq services. Cette œuvre centrale de l’album est tout simplement ce qui manquait dans la discographie d’Haken. On savait qu'il existait avec notamment quelques références ça et là, un peu comme des caméos, mais là la saga prend son sens : reprises de thèmes développés dans Vector, dans les albums précédents jusqu'à bien sûr faire le clin d'oeil ultime dans le titre de la partie 5. Le morceau aborde finalement un peu tous les aspects qu'Haken a pu développer depuis treize ans. On parcourt toutes les ères du progressif avec cette rythmique très moderne qui relie l’ensemble. On sent que la transformation du patient de Vector se fait sentir et la violence prend le dessus : les thèmes déjà entendus se font plus sombres et lourds. "Glutton for Punishment" part dans tous les sens comme du Devin Townsend, comme si le patient sombrait définitivement dans la folie en se rappelant son passé (et les riffs développés). "Marigold" vient apporter ce côté plus doux, plus atmo et jazzy mais c'est le calme avant la tempête. Et la violence reprend le dessus : "The Sect", une ode à la folie pure, avec ces thèmes de "The Cockroach King" en canon, ce saxophone déchiré qui se faisait attendre chez Haken et qui rappelera le groupe Shining (de là à faire un raccourci vers le film de Kubrick, il n’y a qu’un pas) sans oublier un petit passage vers les sons 8-bits. Le tout pour se finir par la partie "Ectobius Rex" (Ectobius étant une blatte, rex étant le mot latin désignant un roi, la référence est évidente) qui va rendre l’ensemble cohérent.
Autour de cette œuvre gravitent donc d’autres morceaux tout aussi importants comme notamment "Carousel", autre tour de force en 10 minutes qui va encore montrer à l’auditeur le côté versatile du groupe. En effet, Haken a cette force de pouvoir passer du jazz très subtil au metal djent le plus complexe et le plus rythmique. Mais ce qui rend Haken encore plus intéressant, c’est cette science de la composition. Très souvent dans le metal progressif, les compositions ne sont qu’une succession de riffs copiés-collés. Dans toute leur discographie, les Britanniques ont démontré qu’on peut faire long et structurés en introduisant un thème et en le développant en arrière plan puis en le faisant passer au chant ou à la basse. Les férus d’analyse musicale seront ravis de décortiquer les lignes d’ "Invasion" ou bien sûr toutes les autres références citées plus haut.
Puisque le deuxième morceau est évoqué, cela permet de parler de l’évolution d’Haken puisque le groupe ne s’enferme pas dans un style. Tout en faisant référence à ses maîtres et aux anciens albums, les Britanniques continuent leur mue pour évoluer dans un style plus sombre ou plus électro jusqu’à composer une intro non pas piano voix mais MatrixBrute (synthétiseur analogique) voix puis à continuer avec cette batterie bourrée d’effet à la limite de la boîte à rythmes. Alors bien sûr, connaissant les gaillards, le morceau ne s’arrête pas là et va chercher des riffs lourds soutenus par une batterie tribale proche de Sepultura pour repasser par du groove metal dans le but d’accompagner Ross Jennings qui fait un travail épatant.
On abordait la versatilité du groupe et le chanteur est un excellent exemple. Dès les premières secondes, on sent que Ross a musclé et diversifié son jeu. Capable de passer des chuchotements inquiétants au début de "Prosthetic" à des refrains aériens sur "Invasion", le chanteur prouve qu’il faut compter sur lui. S’il devait mettre un album sur son CV pour prouver ses capacités, Virus serait un choix évident.
Virus est donc un morceau de choix dans la discographie d’Haken et encore plus si on le considère comme la deuxième partie du projet "Cockroach King". Plus violent, plus moderne, plus complexe que ces prédécesseurs, on se demande comment Haken va pouvoir nous surprendre après tant d’albums réussis. Mais le groupe nous a montré qu’on pouvait largement leur faire confiance pour rester sur la première marche du podium du metal progressif.
Tracklist :
01. Prosthetic
02. Invasion
03. Carousel
04. The Strain
05. Canary Yellow
06. Messiah Complex I: Ivory Tower
07. Messiah Complex II: A Glutton for Punishment
08. Messiah Complex III: Marigold
09. Messiah Complex IV: The Sect
10. Messiah Complex V: Ectobius Rex
11. Only Stars
Sortie chez Inside Out Music, le 19 juin.
Photos : DR Inside Out Music