Frappés par la pandémie mondiale pile au pire moment pour la promo de leur nouvel album, les Norvégiens d’Enslaved ont finalement pu redémarrer la machine et reprendre le chemin des bacs. Chaque sortie du groupe est un évènement dans les sphères black et progressives, tant il se réinvente constamment. Utgard ne déroge pas à la règle et pourrait même s’imposer comme une des plus solides offrandes d'Enslaved depuis bien longtemps.
On ne va pas y aller par quatre chemins : Enslaved est depuis des décennies déjà une référence en matière de remise en question, profitant de chaque effort studio pour pousser un peu plus loin les contours de sa musique dans des directions inexplorées. Tout particulièrement en partant d’un style bien codifié comme l’était le black metal norvégien des années 90. On reconnaît volontiers l’immense chemin que la bande de Grutle a effectué depuis les premières démos de black pur jus, et à vrai dire, depuis pas mal d’années la musique du groupe est pour résumer nettement plus proche de Pink Floyd que de Mayhem. Si cette observation n’est dans l’absolue pas invalidée par l’arrivée d’Utgard, Enslaved nous offre ici ce qui ressemble sérieusement à un gros coup de pied dans le style devenu quelque peu pantagruélique. De quoi marier à nouveau son amour des deux styles et des expérimentations ? Assurément. Faut-il écouter Utgard ? Oh que oui
Premier single introduisant Utgard, “Homebound” attaque fort, avec une grosse rythmique d’emblée bien présente, un tempo pas vraiment lent et Grutle qui attaque direct dans son registre black. On est loin, très loin du long “Storm Son”, qui établissait un premier contact ultra posé, mélodique et progressif avec le précédent album du groupe (E, pour ceux qui ne seraient pas à jour). Si l’apport d’Iver au chant clair offre un côté vraiment accessible aux refrains, dans des proportions que l’on n’avait jusque là pas encore observé chez Enslaved et qui pourront en rebuter certains, le côté beaucoup plus rentre-dedans fait un bien fou. Et on n’est clairement pas en reste avec les deux autres singles - “Jettegryta” et “Urjotun” - exécutés en moins de cinq minutes chacun là où depuis presque dix ans les compositions du groupe, pour l’essentiel, s’étendaient dans des méandres progressifs, certes exquis mais souvent bien longs, et parfois trop élitistes.
En fait, en totalisant moins de 45 minutes sur l’ensemble des neuf pistes, Enslaved signe avec Utgard son opus le plus dense et le plus court depuis au moins vingt ans, et propose en conséquence un gros lot d’accélérations épiques et de pics d’intensité jouissifs. Le solo délicieusement brouillon de “Sequence”, le break de “Storms Of Utgard” ou encore ces riffs acérés sur “Flight Of Thought And Memory” en sont de parfaits exemples, tandis que le final de ce dernier est vraisemblablement ce qui se rapproche le plus du Enslaved récent, dans tout ce qu’il a de jeu sur les ambiances et de prog mélodique. Tout ça nous renverrait presque à la période Isa/Ruun... Mais si Utgard est dans l’ensemble un album plein d’énergie et presque sans répit, à deux exceptions près toutefois, il possède largement son lot d’expérimentations et de nouveautés pour se différencier au sein de la discographie du groupe, apporter sa pierre à l’édifice et s’imposer au milieu de ces prédécesseurs. Oui, rien que ça.
Car, même pour Enslaved, beaucoup d’éléments développés dans Utgard sont, sinon nouveaux, du moins rares. Le tout premier que l’on rencontre est évidemment l’introduction en chorale façon viking de “Fires In The Dark”, clin d’oeil marqué au “Havenless” de Below The Lights. Clairement, retrouver un troisième vrai chanteur aide pour un tel titre (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce dernier a enfin pu être interprété par le groupe lors de son Cinematic Summer Tour). “Urjotun” et son indéniable influence krautrock (Enslaved meets Kraftwerk meets Killing Joke, avouez que ça change du classique Enslaved/Pink Floyd) est également une autre preuve directe que le groupe aime toujours autant se renouveler et l'assume, en atteste son choix d’en faire le troisième single, chargé de représenter l'album auprès du public.
Mais le plus immense, le plus incontournable, et pourtant le plus déroutant (même presque médiocre au premier regard) est sans aucun doute “Sequence”. Le troisième titre de l’album, intercalé pile entre les deux singles bien puissants, déroute vraiment, et déroutera sans conteste même les auditeurs les plus curieux. Car il est initialement présenté comme un morceau pop avec sa rythmique pas du tout agressive et bien dansante, ses claviers doux et surtout cette ligne de chant ultra mélodique assurée par Iver, qui prend d'ailleurs très vite l’ascendant sur la voix âpre de Grutle : c’est efficace certes, mais peut-être aussi un peu trop convenu et pas vraiment au niveau de ce que l’on est habitué à attendre du groupe. Mais lorsque Ice Dale empoigne sa guitare pour attaquer ce solo avec sa patte presque Floydienne, on se laisse embarquer, sans remarquer alors le changement de rythme. Mais ça ne dure pas longtemps et à la fin du phrasé, boom : nouveau changement de rythme. La batterie part alors en blast beats façon black metal pendant qu’Ivar assène du riff rapide en tentant de terminer tant bien que mal son ascension, le tout donnant l’impression d’une pure improvisation jazz. On exulte. Et enfin, plus rien, le calme, et un passage aérien le temps de se remettre de ses émotions après ce court instant de folie, avant de terminer le titre dans un prog maîtrisé à la Porcupine Tree jusqu’à la reprise finale. C’est incroyable, c’est beau et c’est une application directe du concept étendu d’Utgard : de l’imprévisible et du chaotique naît la beauté.
Pour son baptême du feu en studio (au moins en qualité membre officiel), Iver s’en tire avec les honneurs. Son jeu derrière les fûts apporte une bouffée d’air frais et une variation dans l’intensité salvatrice pour plusieurs compositions (son jeu de cymbale est notamment un des meilleurs éléments de “Jettegryta”), tandis que sa voix claire bien présente sur l’ensemble de l’Utgard apporte un timbre différent de celui de Håkon, avec à la clé des harmonies vocales bien réussies. Il est également aux commandes de la production de l’album, irréprochable comme d’habitude, avec une spatialisation qui distingue bien les guitares d’Ivar et Ice Dale, et un grain agressif sur la voix de Grutle. Finalement, le seul "défaut" de ce Utgard est une de ses qualités fondamentales : sa concision. Passé "Urjotun", les riffs du monstrueux "Flight Of Thought And Memory" annoncent le dernier quart d'heure alors qu'on en voudrait tellement plus encore.
Utgard est une franche réussite. En choisissant de s’affranchir de l’orientation prog aux compositions fleuves du précédent album (et avant lui, d’In Times déjà et même de Riitir), Enslaved se démarque de ses travaux les plus récents et retrouve un équilibre de rythme qui avait assuré à chaque sortie de la période Isa / Axioma une efficacité imparable, efficacité qui justement manquait par moment dernièrement. Le tout, sans oublier de proposer cette fois encore de nouvelles évolutions dans le style du groupe, trouvant ici son paroxysme avec certaines des compositions les plus surprenantes de sa carrière entière. Utgard n'est pas seulement un très bon album du groupe, il se classe parmi les plus grands et les plus importants aux côtés de Below The Lights ou Axioma Ethica Odini, de ceux qui servent de nouvelle orientation pour la formation. Une nouvelle référence dans la carrière bien riche d'Enslaved.
Sortie le 02 octobre 2020 chez Nuclear Blast
Tracklist: Fires In The Dark |