Zeal & Ardor – Wake Of A Nation

Rares sont les groupes ou artistes qui, comme Zeal & Ardor, conjuguent avec une telle pertinence l’expression d’idées politiques et l’expérimentation musicale. Initié en 2017 par Manuel Gagneux, ce projet des moins orthodoxes combinait black metal, soul et slave spirituals pour rendre compte de l’expérience servile noire américaine. Largement salués par la critique comme par le public, les deux premiers opus de Zeal & Ardor avaient su étancher la soif d’un public en quête de renouveau dans une scène où règne trop souvent la redondance.

L’écriture d’un nouvel album qui s’inscrirait dans la continuité de Devil Is Fine (2017) et Strange Fruit (2018) s’est toutefois vue balayée et n’est pour le moment plus d’actualité puisque les récents évènements survenus aux États-Unis ont constitué un terreau fertile au revirement artistique de Zeal & Ardor. Manuel Gagneux a revu ses habitudes pour confectionner un EP éminemment politique et encore plus poignant qu’à l’accoutumée.

Le fond du message porté traditionnellement par les paroles reste évidemment inchangé, mais la forme est quelque peu revisitée. Il est toujours question de la condition des populations noires, or les textes mettent désormais en regard une réalité non pas moins cruelle, mais bien plus actuelle. Également profondément bouleversée, la musique se détache peu à peu du black metal pour laisser place à un ensemble bien plus cinématographique, plus dramatique. Bienvenue à l’ère Wake Of A Nation.

Les compositions de Zeal & Ardor sont plus glaçantes que jamais et recèlent d’une violence intrinsèque presque déroutante. À notre surprise, cette violence ne provient plus seulement de l’omnipotence des guitares et de la voix acérée de Manuel Gagneux, mais d’autres ficelles toutes aussi appropriées. Des bases électroniques saturées et des beats trap sont par exemple administrés à des morceaux comme "Wake Of A Nation", "I Can’t Breathe" ou "Trust No One" pour les amener à un extraordinaire degré de gravité. "I Can’t Breathe" fait d’ailleurs l’objet d’un traitement tout particulier puisque les voix sont en réalité des enregistrements de slogans scandés lors des différentes manifestations conduites ces deux dernières années aux Etats-Unis.

Zeal & Ardor

Loin des riffs épics et des blasts beats, c’est également au travers d’un répertoire plus calme et émouvant qu’est dépeinte l’horreur de la situation. Comme sur "Vigil" ou "At The Seams", la musique est dénudée de tout artifice, elle est sobre, pure dans ce qu’elle tente de transmettre. Ces deux ballades confirment l’extinction tout ce qui pouvait faire des morceaux de Zeal & Ardor des oeuvres ludiques ou chaleureuses. La tristesse arpente ainsi l’intégralité de l’EP et devient indissociable de l’indignation de son auteur.

Puisant leurs références dans de multiples évènements plus ou moins récents, les textes de Manuel Gagneux reflètent l’épouvantable régularité des exactions commises par les autorités publiques américaines et leurs représentants à l’encontre des populations noires. À l’aide de quelques ressorts créatifs, il devient l’artisan de paroles certes directes, mais pas moins pesantes. Quoi de plus efficace pour refléter la réalité que d’en retranscrire l’exactitude ? De cette manière, les meurtres de George Floyd, Stephon Clark et Thurman Blevins Jr. sont respectivement évoqués dans "Vigil" par les dernières paroles des victimes : « I can’t breathe, it’s a cellphone, don’t shoot » (« Je ne peux pas respirer, ce n’est qu’un portable, ne tirez pas »).

Le morceau "Tuskegee" porte quant à lui sur des évènements bien antérieurs à ceux survenus cette année. Il met en exergue l’étude sur la syphilis menée entre 1932 et 1972 dans la ville de Tuskegee qui a vu condamner à une mort lente plus de 600 hommes afro-américains. Les contrastes qui régissent sa structure en font probablement l’un des morceaux les plus dynamiques et puissants de la discographie de Zeal & Ardor.

C’est grâce à une admirable capacité à s’adapter, à se renouveler et à faire preuve de versatilité que Manuel Gagneux parvient à transformer cet EP en incontournable, plus qu’un simple objet musical, Wake Of A Nation est un objet politique d’une importance capitale. Basé sur une véritable annihilation de tout sentiment de confort, il est une large plateforme d'expression de l’oppression subie par les minorités. Et s’il s’adresse directement aux populations américaines, son appel à la réaction et à l’indignation, lui, revêt un caractère universel. Il se doit d’être écouté. Il se doit d’être diffusé.

Wake Of A Nation est sorti le 23 octobre 2020, il s'agit d'un EP autoproduit.

Tracklist:

1. Vigil
2. Tuskegee
3. At The Seams
4. I Can't Breathe
5. Trust No One
6. Wake Of A Nation

Zeal & Ardor - Wake Of A Nation (2020)

NOTE DE L'AUTEUR : 9 / 10



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