Fat White Family – Songs For Our Mothers

Il s'agit tout simplement du groupe le plus malsain que notre société décadente ait jamais engendré. Comme si un monstre millénaire avait pu phagociter d'un seul coup toutes les outrances dyonisiaco-bacchanales de l'ère gréco-romaine, la paranoïa moyen-âgeuse, le fascisme 30's et le consumérisme moderne, et puis encore toutes les figures les plus scandaleuses de l'histoire du rock'n'roll, de l'exhibitionisme de Jim Morrison aux exhubérances des Cramps en passant par les extravagances d'Iggy ou Ozzy et les pires exactions du genre disco, digérer le tout pendant plusieurs années pour finalement le déféquer en plein milieu d'un squat de Londres. A ceux qui pensaient qu'aucun groupe rock désormais ne pourrait effrayer encore qui que ce soit, comme Elvis, les Stones, les punks et tous les autres avaient jadis effrayé des générations entières de mamans éplorées, on pourra désormais leur répondre : Fat White Family. Ils comprendront.

Songs For Our Mothers est leur deuxième album, sorti aujourd'hui. Il suit divers singles et splits tels que "Touch The Leather", "I'Am Mark E. Smith", ou Wet Hot Beef  (avec Taman Shud sur l'autre face du disque), et surtout Champgane Holocaust, premier long-format sorti en 2014 et qui avait à l'époque attiré l'attention du NME, le magazine anglais qui très vite fit de la grosse famille blanche ses petits protégés. Mais l'attraction principale, c'est le live ; c'est là que les morceaux atteignent la dimension qui leur sied, se chargent d'une électricité naturelle découlant de l'activité intense du chanteur, de la présence angoissante du groupe en général – et puis aussi parce que ces compositions pouvaient souffrir d'un traitement studio un poil brouillon. Si ce second effort marque une franche évolution dans la démarche du groupe, ça n'est pas vraiment que, comme on pourrait s'y attendre avec un groupe dont le succès naissant apporterait en théorie de meilleurs moyens d'enregistrement, le son soit meilleur - en fait on peut même dire que non, pas du tout - mais plutôt qu'il est riche, on le sent, d'une certaine expérience finement exploitée.

"Si on écoutait toutes nos critiques en ligne, il serait quasiment impossible de faire autre chose que de suivre la ligne et de faire la musique la plus conservatrice qu'on puisse imaginer. Nous avons déjà été traités de fascistes. Nous avons déjà été traités de stalinistes... Mais bon, qu'est-ce qu'on en a à faire ?"
Cette déclaration du guitariste Saul Adamczewski illustre la démarche que le groupe a choisi pour poursuivre leur œuvre : il s'agit de pousser plus loin. Les thèmes évoqués déjà dans l'opus précédent reviennent, le sexe, la drogue et les nazis, avec un ton toujours plus cynique, plus choquant, ils sont parfois combinés en une fusion perverse ("Satisfied" : il est question d'une fellation et de Primo Lévy, voilà...), pour toujours plus de scandale.

D'autant que bien souvent un profond décalage, tout en ironie, vient apporter plus de poids encore aux textes qui sont désormais accompagnés d'un instrumental semblant, à première écoute, inadapté. Les cuivres joyeusement kitsch de "The Withest Boy On The Beach" contrastent avec ses paroles désabusées (parce que « It's literally about being the whitest boy on the beach » selon Saul) et son clip carrément glauque, et ce morceau d'ouverture d'épouser alors un ton tragi-comique qui couvrira d'ailleurs l'album entier.

De toute façon, un tel décalage est absolument inévitable lorsque l'on aborde des thèmes comme ceux qu'ils osent taiter : quel type de son pour évoquer les dernières heures de Goebbels dans son bunker (si ce n'est une sorte de hard-core punk nazi, genre dans lequel ils ne versent définitivement pas, dans lesquels ils ne peuvent pas verser puisqu'il est anachronique, et que les Fat White, eux, sont on ne peut plus ancrés dans leur temps) ? Une balade country-folk mélancolique, c'est leur réponse ; c'est absurde, mais au final, c'est évident.

Et puis il y a "Hits Hits Hits", où tout illustre l'anomalie, le pas net, le tourne-pas-rond ; une rythmique en plastique up-tempo qui ouvre un morceau finalement plutôt lent, des bends de guitare qui peinent à s'ajuster, c'est presque pas faux mais c'est faux quand même, une voix de fausset légèrement grotesque pour faire parler Tina Turner... Car il s'agit en effet d'une chanson sur le couple que la chanteuse formait avec le bon vieux Ike, ce qui a priori peut sembler un peu con, comme thème. Néanmoins, comme le disait le philosophe, « il faut parfois savoir regarder au-delà des apparences » (en fait c'est une réplique de Shrek) ; en réalité Lias Saoudi s'identifie à ce couple destructeur et créatif à la fois, malsain mais prolifique, estime que sa propre relation avec le guitariste Saul (pas franchement stable, apparemment), avec qui il partage la composition des morceaux, est du même acabit. Du coup ça paraît tout de suite moins con, et peut-être même un peu triste.

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Un autre aspect marque également l'évolution du groupe, sur un plan plus strictement musical... Il ne faut pas perdre de vue le fait qu'en l'espace de quelques mois, les scènes sous les pieds des musiciens se sont agrandies, et qu'ils sont passé du statut de groupe de bar cradingue à celui de "le groupe à faire jouer" dans un festival majeur (en France : les Eurockéennes, Rock en Seine, les Inrocks Philips...). Et il semble effectivement que ces nouveaux titres soient mieux adaptés à de grands événements, à la différence des premiers, composés en une époque où leur terrain de jeu était tel ou tel squat de la capitale britanique.

Au delà donc, de ces balades country dégénérées ou de disco-trucs plus ou moins guillerets, les ambiances (d'ailleurs captées par Sean Lennon) se font aussi parfois plus massives, plus lourdes, et l'on s'imagine assez clairement quelle grand-messe horrifique pourrait donner un morceau comme "Duce" dans une salle respirant la sueur d'une foule en transe au rythme des incantations délirantes de Lias. Cette dimension atteint son paroxysme avec "We Must Learn To Rise", 7 minutes de panique totale incroyablement cinématographique, parce qu'incroyablement expressive (en fermant les yeux, on verrait des images mises en mouvement par le fantôme du frère jumeau mort-né imaginaire de Walt Disney, un dark Mickey dans un Fantasia des forces du mal). Tout y est violemment macabre, de la chorale inquiétante aux cuivres menaçants alourdissant cette fois l'atmosphère et donnant au tout l'aspect d'une symphonie sacrée dont la partition aurait été en partie bouffée par les termites et restaurée par Nosferatu, sur une réorchestration de Charles Manson.

Alors certes, peut-être que  Songs For Our Mothers est un poil en-dessous de ce que l'on attendait d'eux ; mais au moins les Fat White, plutôt que de se travestir en divas indie et de servir à leur public une soupe tiédasse que celui-ci serait alors en droit de vomir instantanément (scénario classique), nous proposent plutôt la poursuite de ce dépouillement christique, de ce strip-tease sacrificiel amorcé avec Champagne Holocaust – ils avaient déjà fini à poil à l'époque, ainsi commencent-ils à s'écorcher la peau. A voir ces pelures de gros blancs baignant dans un mélange poisseux de sang et de sueur au fond de notre assiette creuse (rapport à la soupe), je défie quiconque de taxer ces gars-là de malhonnêtes. Bon, le son est pourri, plusieurs écoutes sont nécessaires pour rentrer dans le machin, et en plus il faut l'écouter très fort pour tout comprendre (ce qui rend l'expérience d'autant plus effrayante), mais ça on s'en fout un peu. (C'est dommage d'avoir écrit le mot expérience entre paranthèses, il est vachement important, parce qu'au fond c'est exactement ce que nous propose cet album : une expérience intense, extrême ; mais bon, c'est trop tard maintenant) Cet album, on le détestera, ou on le glorifiera, c'est égal : on ne pourra jamais nier l'intégrité parfaite de ces gentils junkies, ni le fait qu'elle se ressent profondément dès lors qu'on appuie sur Play, et c'est tout ce qui compte.

En ce sens, il est assez amusant que le chanteur du groupe affirme avec tant de conviction n'être rien d'autre qu'un petit escroc ; il est sans doute l'un des escrocs les plus dignes de confiance de toute la sphère rock'n'roll. Ils se considèrent eux-même comme de définitifs outsiders, et se complaisent encore dans cette position de rebuts-épouvantails, relativisent humblement leur popularité en expliquant que s'ils sont sur le devant de la scène, c'est seulement parce qu'il n'y a personne d'autre sur cette scène... Mais si cet album devait connaître, peut-être est-ce improbable, le succès qu'il mérite, comment se placeraient-ils alors ? Que diront-ils lorsqu'ils s'appercevront qu'en fait, on les aime ?

Photo extraite du clip de The Whitest Boy On The Beach – Scarlett Carlos Clarke, Rob Hawkins, Tim Noble

NOTE DE L'AUTEUR : 8 / 10



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