Une salle mythique qui fêtera bientôt ses 150 ans, pour la dernière date européenne d’un musicien tout aussi mythique. Date divisée en deux sets de plus d’une heure quinze chacun, composés de titres solos de David Gilmour et de pépites des années Pink Floyd. C’était le programme alléchant d’un week-end londonien prévu de longue date, dont l’intensité semble bien délicate à coucher sur le papier.
Comme à chaque fois, le chemin dans le long dédale de couloirs menant au parterre du Royal Albert Hall impressionne. On voyage dans le temps, dans ces corridors moquettés dans la plus pure tradition anglaise, slalomant entre les bars cosy, dont les essences de bois et les habillages leur confèrent une élégance d’un autre temps. Et il y a ensuite l’entrée dans cette véritable arène de la musique, qui a su accueillir à chaque époque les virtuoses du monde entier. Assis au centre de cet impressionnant ovale de corniches et de dorures, on patiente dans un épais brouhaha empli d’excitation.
Quand les lumières s’éteignent, l’émotion est à son comble. David Gilmour, en chair et en os, entre en scène dans la plus grande simplicité. Lui, qui a pendant des décennies mené la barque Pink Floyd aux côtés de son meilleur ennemi Roger Waters, et a su composer certains des plus grands chefs d’œuvre et des plus puissants solos de guitare du vingtième siècle, se tient devant une foule avide d’entendre la magie opérer.
Et la magie s’invite d’entrée de jeu, bien que les premières minutes soient consacrées à des compositions du très récent Rattle That Lock. Arriver à transmettre autant d’émotion et d’intensité à un public qui n’est pas encore assez familiarisé avec ces nouveaux titres est absolument prodigieux. Autant le dire tout de suite : ce sont principalement le solos de Gilmour qui donnent la chair de poule à l’assemblée, et la recette semble aussi rodée qu’efficace. Derrière ceux-ci, un groupe bluffant de qualité et de cohésion, une véritable machine de précision au service du groove et de la mélodie. A la guitare rythmique, on retrouve Phil Manzanera (Roxy Music), qui est absolument irréprochable, et se cale sur les lignes d’un Guy Pratt impérial à la basse et à la contrebasse. L'incroyable João Mello officie au saxophone, et gratifie le public médusé de ses soubresauts incontrôlés, comme possédé par la musique.
Très vite, un premier titre de Pink Floyd intervient, "Wish You Were Here" : immédiatement, la foule est en liesse, et on comprend le miracle du cas Gilmour. En effet, malgré ses presque 70 bougies, le guitariste et chanteur conserve le même timbre de voix que celui qu’a par exemple immortalisé Dark Side Of The Moon. On décèle les même nuances, le même timbre éraillé, comme si le bougre avait encore vingt ans. Mais malgré cela, David Gilmour ne semble ni se répéter, ni s’autoparodier. Point de tournée "cabaret" ici, comme on l’entend souvent au sujet de vieux groupes qui tournent sans relâche. La musique est bien le centre du propos, et celui qui a été fait chevalier en Albion se réinvente, en variant subtilement les lignes de chant, en revisitant les structures, et en prenant un malin plaisir à brouiller les pistes en intégrant des nouveautés dans ses solos les plus emblématiques.
Le premier set file à une vitesse proprement hallucinante, et après un "Money" brillant de fraîcheur, il s’achève sur "High Hopes", bijou ultime du dernier véritable album du Floyd, The Division Bell. Le solo de lapsteel fait des merveilles, chacun retient son souffle et lutte contre les réactions lacrimales suscitées par les sons qui s’échappent de la scène. Véritable déconnexion de la réalité, incroyable voyage que nous offre un David Gilmour des grands soirs. Les lumières se rallument pour un entracte bien nécessaire pour se remettre de nos émotions, et pour digérer la claque autant musicale que visuelle qui vient de nous être octroyée.
Car la mise en scène est à l’image de la musique : jamais dans l’excès, touchante de justesse, et saisissante de virtuosité. Des films accompagnent par instants les morceaux, sur l’immense écran circulaire surplombant la scène. Les animations griffonnées au crayon sont très poétiques, et apportent un réel contenu au spectacle. Mais la production sait ne pas en faire trop et revenir à un visuel plus dépouillé dès que nécessaire. Ainsi, on peut se concentrer sur le jeu des musiciens, et les effets spéciaux utilisés avec parcimonie gagnent aussi grandement en impact.
Dès la reprise d’ailleurs, on en prend plein les yeux avec "Astronomy Domine". Le cercle d’automatiques est utilisé pour créer des motifs hypnotisants en spirale, et les couleurs de l'arc en ciel remplissent tout le Royal Albert Hall par leurs flashes aveuglants. La mise en scène atteste d’un véritable hommage aux productions expérimentales du Floyd originel, qui aimait jouer avec des lumières psychédéliques lors de ses concerts. Grâce à ces éléments, le titre prend des airs de véritable psaume menant à une hallucination collective, et conduit idéalement au monstre sacré "Shine On You Crazy Diamonds". Un quart d’heure plus tard, et la salle applaudit à tout rompre, lessivée par tant de communion.
Ce second set file aussi à la vitesse de la lumière, et inclut un très joli "The Girl In The Yello Dress", à l’ambiance jazzy parisienne parfaitement retranscrite sur un petit dessin animé. Lorsque "Run Like Hell" est entamée par un groupe arborant fièrement des lunettes de soleil, une grande partie du parterre quitte ses sièges pour se précipiter à l’avant des travées et mieux profiter de ces derniers instants.
Le groupe quitte la scène sous une ovation assourdissante, les quelques 5500 spectateurs atteignant un volume sonore bien supérieur à ce qu’on peut habituellement entendre dans les plus grands stades. Quelques minutes plus tard, l’enthousiasme général n’a pas faibli, et les musiciens reviennent pour un rappel imparable, constitué de la paire "Time"/"Breathe" et "Comfortably Numb".
Le public est extatique, et chacun hurle les paroles dans un véritable soulèvement, accentué par la proximité de la fin de la prestation. Si plus aucun doute ne subsistait dans la salle depuis longtemps, David Gilmour se permet d’enfoncer le clou une dernière fois grâce à son solo le plus connu sur "Comfortably Numb". Dans une pluie de lasers projetant le public dans une dimension parallèle, les notes distordues à l’extrême s’échappent des doigts assurés du guitariste, et les trois minutes de solo semblent s’envoler en une poignée de secondes. Quelques remerciements plus tard, et les lumières éclairent à nouveau les rangées de sièges du Royal Albert Hall, dévoilant sourires ahuris, et spectateurs sonnés par tant d'intensité musicale.
Si la salle avait été ouverte par un concert de Richard Wagner il y a un siècle et demi, on a eu la preuve ce 3 octobre 2015 que la continuité de la qualité musicale de la programmation est assurée : David Gilmour a délivré un grand moment de musique, comme peu savent le faire aujourd’hui, et on ne peut qu’être conforté dans l’idée que son nom sera un jour aligné aux côtés de ceux des Bach et autres Chopin dans les livres.
Set 1 :
5 A.M.
Rattle That Lock
Faces of Stone
Wish You Were Here (Pink Floyd)
A Boat Lies Waiting
The Blue
Money (Pink Floyd)
Us and Them (Pink Floyd)
In Any Tongue
High Hopes (Pink Floyd)
Set 2:
Astronomy Domine (Pink Floyd)
Shine On You Crazy Diamond (Parts I-V) (Pink Floyd)
Fat Old Sun (Pink Floyd)
On an Island
The Girl in the Yellow Dress
Today
Sorrow (Pink Floyd)
Run Like Hell (Pink Floyd)
Rappel :
Time (Pink Floyd)
Breathe (Pink Floyd)
Comfortably Numb (Pink Floyd)