« Assurez-vous de ne laisser apparaître aucune émotion négative, même si nous avons dit « NON » lorsque que vous avez demandé une infime rémunération pour la prestation d’aujourd’hui, au milieu d’une situation de pandémie empêchant les artistes de gagner leur vie et faisant exploser les profits de nos entreprises (et entre parenthèses, on est un peu à court de cash en ce moment, on espère que vous comprendrez)."
"Merci de garder une certaine sérénité et d’exprimer de la gratitude à travers des expressions du visage montrant que vous êtes fier et chanceux de vous produire ici, sur la chaine Twitch d’Amazon Music, pour une exposition maximale. [...] »
C’est par la lecture de ce script parodique que Ron Gallo a décidé de débuter le livestream qu’il donnait, le 13 novembre, sur le chaîne Twitch officielle de la plateforme de streaming musical Amazon Music. En effet, le musicien de Nashville, que nous avions eu le plaisir de rencontrer à l’occasion de son passage au TINALS 2019, s’est vu offrir l’opportunité de s'y produire en direct, mais pas celle d’être rémunéré pour sa prestation. En dépit de cela, il a décidé d’accepter de jouer depuis le Really Nice Studio, décor de fortune bâti en son habitat. Il nous explique :
« J’ai pensé qu’il serait plus efficace de faire le concert quand même, malgré leur refus de payer, et d’utiliser leur propre plateforme pour attirer leur attention. Je ressens une joie étrange avec ce genre de trucs. Ça rend tolérable de faire des choses qui semblent pénibles et corporate. Au final, mon but était de m’exprimer et d’encourager tous les artistes à faire de même dans des situations où ils sont exploités ou ne sont pas rémunérés équitablement, parce que c’est très courant. »
C’est un fait, dans le domaine musical, le seul secteur à ne pas souffrir de la crise liée au virus est celui du streaming. Bien au contraire, l’ensemble des plateformes enregistre, selon FutureSource, une augmentation de 25 % de leur nombre d’abonnés en 2020. Pour planter tout à fait le décor, rappelons au passage qu’ Amazon réalise sa plus belle année, a profité de la crise sanitaire et de l’assignation à résidence générale pour booster ses ventes par livraison, tripler ses bénéfices, a battu les records d’embauche sur une année et est ainsi devenu le troisième plus gros employeur du monde. Quelle surprise, donc, que fort de ce brillant succès, il n’ait pu mettre en place d’autre format de prestation musicale à domicile que celui où l’artiste ne toucherait aucune rétribution financière. On emploie, on vend, mais l’artiste, qui met à disposition son domicile, son matériel et son œuvre, télé-travaille gratuitement. C’est la vieille plaisanterie du paiement en visibilité, qui ne se limite plus seulement aux piano-bars du pays, visant les musiciens naïfs semi-amateurs en galère d’argent et de reconnaissance. Des artistes dont on pourrait imaginer que le caractère professionnel de l’activité serait plus stable (puisque suivis par des maisons de disque solides et un public conséquent, passés par des tournées internationales...), sont ainsi rémunérés en zieutages.
La bonne nouvelle, c’est que face à cette injustice absurde, on n’est ni sans voix, ni sans armes. Ces derniers temps, plusieurs estocades ont été portées à l’image publique de l’entreprise, que celle-ci doit préserver impérativement pour poursuivre son ascension. De l’article récent de Vice sur les pratiques d’espionnage des employés, à la pétition Noël sans Amazon, les initiatives citoyennes ne manquent pas, et dérangent manifestement – en témoigne la cyberattaque donc a été victime le site hébergeant la pétition, dont la manœuvre aurait été localisée au domicile d’un employé de la multinationale. L’étape suivante, c’est celle de la prise de conscience des victimes-collaborateurs de leur participation, de façon plus ou moins consciente, au succès d’Amazon et donc à leur perte, et surtout qu’ils peuvent y remédier.
L’action de Ron Gallo, en cela est édifiante : décidant de jouer tout de même son concert, profitant de son seul profit, la fameuse exposition, pour dénoncer précisément cette situation, il ouvre un chemin, et propage cette prise de conscience en prenant son auditoire à témoin.
« Je pense que le public supposait que, comme il s’agissait d’Amazon, les artistes seraient bien rémunérés, donc quand j’ai révélé qu’on ne l’était pas les gens étaient choqués et un peu en colère. La réaction sur les réseaux sociaux est la même. Les gens étaient à la fois surpris et énervés, mais aussi heureux de voir que des progrès ont été réalisés. »
Preuve que ce n’est pas en vain, Amazon a réagi en urgence : « Quelques heures après mon set, j’ai reçu un mail de mon label qui disait que Amazon avait accepté de payer 3000$ pour chaque artiste. » Ainsi un musicien isolé, apparemment suffisamment peu important pour que l’on se permette de négliger sa rémunération, s’est révélé assez influent pour foutre un peu la merde, faire bouger les choses et modifier la politique de l’employeur. On peut donc imaginer qu’en se regroupant et s’organisant mieux, les artistes pourraient peser encore un peu plus sur les plateformes telles qu’Amazon. Il s’est passé quelque chose d’inspirant en France, dans le monde de l’édition : quand toutes les librairies fermaient par décision gouvernementale, et que les services de livraison d’Amazon en profitaient pour fonctionner plein gaz, un collectif d’éditeurs indépendants a décidé de retirer la totalité de ses catalogues du site : « Nous ne vendrons plus nos livres sur Amazon ». Ce type d’action pourrait-il être rapporté au monde de la musique ?
Ron Gallo, lors d'un live rémunéré - crédits : Yann Landry
S'ORGANISER
Partie des Etats-Unis et étendue à l’international, une pétition portée par l'Union Of Musicians and Allied Workers circule actuellement, signée par 15.000 artistes exigeant de Spotify, leader mondial des plateformes de streaming musical, de rémunérer décemment les artistes : Justice At Spotify. Ron Gallo l’a signée :
« Il est largement connu que le système de rémunération entier de Spotify est ridicule. C’est une blague, c’est une société multi-milliardaire construite sur les artistes et leur musique mais qui ne valorise pas correctement le produit dont tout le truc est constitué. Que serait Spotify sans les artistes et leur musique ? RIEN. C’est comme ça que l’industrie est structurée. Je ne pense pas que cette année, qui que ce soit chez Spotify ait eu à s’inquiéter de la survie ou du futur, mais pratiquement tous les artistes que je connais, si. »
Au menu des revendications (adressées d’ailleurs à Spotify en tant que leader mondial du marché mais qui pourront tout aussi bien s’appliquer à ses concurrents Amazon Music, Apple Music, Deezer etc., pas plus honnêtes dans la rémunération des artistes comme le résumait très bien la vidéo de Tangerine ci-dessous) : une rémunération de 0,1$ par stream, contre une moyenne de 0,038$ actuellement, plus de respect envers les artistes (rapport aux déclarations fort peu courtoises du PDG Daniel Ek dont nous parlions dans notre article Far West Internet, et à l’agressivité judiciaire du groupe), mais également une transparence concernant les accords conclus avec les majors.
Ces accords constituent d’ailleurs l’un des nœuds du problème, puisqu’ils sont responsables du déséquilibre fonctionnel fondamental qui explique que les indépendants ne peuvent, structurellement, en aucun cas tirer un réel profit de ces plateformes. Bon, si les majors sont dans la boucle, c’est plié, les dés sont pipés (et ça n’était pas une option : à chaque fois que quelqu’un cherche des crosses à Pikachu, peu importe le Pokemon en face, on sait que c’est la Team Rocket qui est derrière ; les majors ont les moyens d’être les méchants de l’histoire pour plusieurs générations). Plié pour les artistes qui y sont liés, puisque les contrats piégeux qui existaient au temps du disque et du CD n’ont pas disparu magiquement en même temps que le support physique, mais aussi pour les autres, parce qu’une petite structure qui prend déjà un risque financier en pressant 100 vinyles ne peut rien face à l’hégémonie millénaire des grands groupes.
meme issu du compte Instagram Union Of Musicians and Allied Workers
Le Parterre, dans son article sur le « plan de sauvetage » des artistes ironiquement lancé par Spotify, rappelle l’histoire :
« Exemple : Sony Music Entertainement, en France, représente près de 30 % du marché. Qu’est-ce qu’il se passe si Sony décide de ne pas intégrer son catalogue à Spotify France ? Concrètement, quand vous ouvrirez l’appli, vous ne trouverez ni Fiona Apple, ni Beyoncé, ni A$ap Ferg, Childish Gambino, The Clash, Bob Dylan [c’était avant qu’il ne vende tout à Universal, comme annoncé le 7 décembre dernier, ndr], Céline Dion, Miles Davis, Joe Dassin…nul besoin de poursuivre cette liste. Si Sony refuse son catalogue à Spotify, plus personne ne prend d’abonnement, et le site meurt en quelques semaines. »
Et Sony a évidemment refusé, dans un premier temps, car Spotify avait plus besoin d’eux que l’inverse. Cette évidente position de force dont ont joui toutes les majors dès l’ouverture des discussions leur a permis d’acquérir des parts dans la société, gracieusement, « uniquement pour ouvrir les négociations », toujours selon Le Parterre qui évoque 5,7 % concédés à Sony, 3,8 % pour Universal, et donc d’obtenir des conditions financières dont on ne connaît pas le détail, si ce n’est qu’elles leur ont paru suffisamment confortables pour lâcher leurs catalogues. En outre, si « Spotify appartient pour partie aux maisons de disques qui détiennent 20% de ses actions » cette fois selon Prince, qui touchait sa bille en fiscalité, et que les écoutes génèrent de l’argent, il sera difficile de croire que l’algorithme de lecture, censé apporter au challenger l’espoir d’être découvert via la plateforme, ne soit pas favorable à ses copropriétaires. La success-story d’internet est un mythe, et les artistes indépendants ont moins de chances de percer grâce à l’algorithme qu’un ticket de loto gagnant a de chances d’être frappé par la foudre. Pour eux, perdus entre les millions de discographies des majors plus ou moins rutilantes – parce qu’elles ne signent pas que des stars, en avalant quantité de structures, elles endorsent également une palanquée d’obscurs groupes de lycées déjà ringards et de DJ de salons automobiles, juste au cas où ça marcherait puisque le risque financier est quasi-nul – alors même le paiement en exposition ne fonctionne plus.
Cela, Spotify en est conscient, comme l’atteste la dernière nouveauté lancée par la plateforme : une proposition, pour les artistes, d’abandonner une partie de leurs droits d’auteur sur des morceaux choisis pour permettre de booster la visibilité de ceux-ci. De renoncer donc, au fruit de leur labeur sous-estimé pour investir dans un algorithme au fonctionnement délibérément opaque. Il s’agit de jeter l’argent de la manche dans la fontaine magique et de penser très fort à son vœu de richesse. Ce prélèvement à la source cynique sur la pathétique petite somme que la société consentait à lâcher à son brave partenaire commercial, montre à quel point les artistes et leurs œuvres sont méprisés et dévalués, à quel point les majors sont intouchables, à quel point l’algorithme est manipulable, à quel point les dents rayent le parquet, et au passage, à quel point les poches sont trouées (car si Warner, en 2019, fait 3,8 milliards de bénéfices, dont 63 % proviennent des plateformes de streaming, on nous annonce dans le même temps que Spotify est de nouveau déficitaire cette année).
Dans ces conditions, les artistes et labels indépendants n’ont plus aucune raison d’adhérer à l’utilisation d’un outil sur lequel ils n’ont aucun contrôle. Nous jouons à un jeu dont nous n’avons pas le droit de lire les règles, mais dont nous savons qu’elles sont écrites pour nous assurer de perdre. Face à cette situation, deux solutions existent : essayer de faire changer les choses de l’intérieur, se réunir, s’organiser, comme le font ces 15 000 artistes signataires de la pétition Justice at Spotify, multiplier les petits sabotages du quotidien, comme celui de Ron Gallo. L’autre solution revient à se retirer simplement de ces plateformes, dirigistes et opaques, et de se diriger sans attendre vers celles qui laissent un choix à l’artiste, le choix de gérer son catalogue comme il l’entend – il en existe, et il y en a à créer. Il faut se rendre compte que si Spotify peut se passer de vous, vous perdez le bras de fer ; vous n’êtes pas Taylor Swift. Quinze mille artistes en boycott vaudraient peut-être une Taylor Swift, mais la coordination est complexe – n’attendons même pas. L’urgence est de retrouver la possibilité de faire un choix, de se sentir l’orgueil de revendiquer la maîtrise de son environnement. Ça n’est pas un luxe mais une nécessité, précisément parce que ce n’est pas un jeu. Il s’agit de nos carrières, qui bien qu’elles se déroulent loin des caméras des NRJ Music Awards, n’en sont pas moins des carrières. Ron Gallo l’a dit au cours de son live, « les artistes, les gens en général doivent se valoriser eux-mêmes », et cette valorisation passe d’abord par l’élimination des systèmes nourrissant notre dévaluation. Nous travaillons pour rien, nous méritons mieux.
Il faut haïr ce système qui nourrit toutes les bouches sauf la nôtre. Multinationales, stratégies opaques, filouteries financières : ces plateformes de streaming sont les supermarchés sur-éclairés de la musique en ligne, produite et calibrée pour les masses ; comme aucun d’entre nous ne rêve de trouver son album chez Carrefour, prenons nos publics et partons. Plateformes, majors, Hadopi : c’est vous les pirates ! Débordons du moule ! Partons fonder Libertalia. Nous sommes des divas, de glorieuses et scintillantes reines de la nuit, la lumière, c’est nous : nous nous avilissons à nous traîner sur le circuit de la grande distribution ; laissons-la-leur, allons ailleurs.