Ce 12 novembre sort The Persistence of Memory, quatrième album d’Emigrate, le projet parallèle de Richard Z Kruspe. Le guitariste de Rammstein présente neuf titres inédits mais composés sur ces vingt dernières années, après un gros travail de réarrangement et de mixage : coup d’oeil dans le rétroviseur, bond en avant, ou stagnation au point mort, que nous révèle cet opus ?
Sur les albums précédents, Richard Kruspe avait su s’entourer de prestigieux invités pour diversifier les approches et décliner des nuances d’indus, du metal au punk-pop-rock. Citons, entre autres, Lemmy Kilmister, Jonathan Davis, Peaches sur Silent So Long (2014), Cardinal Copia de Ghost ou Benjamin Kowalewicz de Billy Talent sur A Million Degrees (2018). Cette fois – et c’est là où le bât blesse – la tête pensante d'Emigrate est à découvert, ne partageant le micro que pour un seul titre sur neuf.
La ballade "You Are Always On My Mind" (standard de Brenda Lee qui fut repris par Elvis Presley et, dans un autre style, Pet Shop Boys), travaillée avec une orchestration assez imposante mais manquant d’originalité, est ici l’occasion d’un duo avec l’ami de toujours Till Lindemann, vocaliste de Rammstein, qui habite le titre de sa force naturelle et singulière – même si on aurait souhaité l’entendre en allemand plutôt qu’en anglais – et finit malheureusement par prendre l’ascendant sur la prestation de RZK, à la peine et bien pâle par contraste.
The Persistence of Memory présente certains morceaux plus accrocheurs et convaincants. "Freeze My Mind" offre une mélodie efficace, un solide riffing et une ambiance pop/new wave rappelant agréablement les années 80. Sur "Hypothetical", l’atmosphère inquiétante et le refrain simple mais percutants font mouche, et les touches d’électro s’équilibrent bien avec les guitares saturées. "Blood Stained Wedding" porte des sonorités sombres et une ligne de basse assez présente pour donner de la force à l’ensemble. Les couplets sont bien ficelés, les riffs sympathiques et la mélodie facile à mémoriser.
En définitive, c’est sur une note indus basique mais maîtrisée, et ces compositions mettant en avant le jeu de cordes, que Richard a le plus de flair et de place pour s’exprimer pleinement. Oui mais voilà, trois morceaux où l’équilibre a été trouvé, cela fait peu, très peu pour que l’album tienne la route.
En s’éloignant de la musique indus qui repose sur le savant dosage entre éléments électroniques et saturation des guitares, Emigrate rate le train de l’expérimentation aventureuse, allant même jusqu’à provoquer une certaine indigestion (voire overdose) de synthés et de mélodies sirupeuses datées, passablement maladroites voire poussives, qui ne fonctionnent pas. La coupe électro est pleine, et se retrouve aggravée par des lignes vocales pas très heureuses ("Rage"), la présence superflue d’autotune dans des couplets, des beats qui s’harmonisent mal avec les mélodies et passages au synthé trop lents et génériques ("Come Over").
Patchwork disparate d’idées inégales, l’album ne peut pas s’appuyer sur des compositions complètement efficaces. Ainsi, les couplets sont intéressants mais les paroles sans saveur et le refrain décevant dans le faussement lourd "I’m Still Alive". À l’inverse, "You Can’t Run Away" se veut dark mais manque cruellement de substance, surtout au niveau des couplets. Le refrain assez basique entre en tête mais peine à sortir le morceau de l’enlisement dans lequel le groupe semble désespérément coincé. Le clip ravive ce malaise que l’on peut ressentir face à un effort vain, gâché par un certain mauvais goût présent en filigrane sur plusieurs pistes de l’album.
En définitive, il est impossible de vraiment saisir la ligne directrice de l’opus, qui souffre d’un déficit de fond, de cohérence et de l’absence d’une réelle colonne vertébrale. Et ce manque est particulièrement criant vers les derniers titres. Le (très court) morceau "I Will Let You Go", encore rempli d’électro, se veut imposant dans ses premières secondes mais, comme un coup d’épée dans l’eau, nous laisse vite sur un net goût d’inachevé. Et c’est ainsi que l’opus se termine, avec ce sentiment d’avoir assisté pendant trente-cinq minutes à des balbutiements et recherches infructueuses, pour un rendu lisse, insipide et fatalement inoffensif.
Aux claviers, l’arrivée dans le groupe du DJ italien Andrea Marino semble avoir scellé un franc virage électro pour le son d’Emigrate. Richard Z Kruspe admet lui-même qu’il s’agit, avec cet album, « d’une sorte de fin, une façon de tourner la page sur toute une période et d’ouvrir de nouvelles portes » … peut-être loin du rock ? Ceux qui ont vu Rammstein en live lors de sa dernière tournée en 2019 ont d’ailleurs pu découvrir Richard très à l’aise sur son podium de DJ remixant le single "Deutschland" pour une ambiance clubbing complètement assumée.
Ces interrogations quant à un changement de direction artistique, complètement légitimes par ailleurs, ne datent pas d’hier (Richard nous avait déjà confié dans une interview en 2018 ne pas souhaiter continuer à être associé à un genre, ni même à Rammstein, ad vitam eternam). Il reste qu’avec The Persistence of Memory, les coups de volant à peine maîtrisés ne semblent pas mener vers une nouvelle voie bien définie, mais plutôt à une sorte d’impasse dans laquelle le propos assez décousu reste à l’arrêt.
The Persistence of Memory – Tracklist :
1. Rage
2. Always On My Mind
3. Freeze My Mind
4. I’m Still Alive
5. Come Over
6. You Can’t run Away
7. Hypothetical
8. Blood Stained Wedding
9. I Will Let You Go
Sortie le 12 novembre 2021 via Emigrate Production