Entretien avec Ashley Doodkorte, batteur de Voyager

Voyager est un groupe qui a déjà fait son petit bonhomme de chemin depuis 1999 mais qui a eu une exposition médiatique accélérée lors de son passage à l'Eurovision 2023. La Grosse radio metal a pu s'entretenir avec Ashley Doodkorte, le batteur du groupe, à l'occasion de la sortie de leur nouvel album intitulé Fearless in Love. L'Australien revient tout en humilité sur cette aventure extraordinaire, sur le nouvel opus ainsi que sur son niveau de batterie. On en a profité également pour lui faire parler français et de sa passion pour la bière.

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La Grosse radio : Bonjour Ashley, merci de répondre à nos questions. Avec Voyager, vous avez fait pas mal d'interviews avant l'Eurovision mais très peu après. On va donc revenir sur cette expérience.

Ashley Doodkorte : c'était fantastique mais assez fou. Chaque jour était complètement différent : je pensais au départ qu'on aurait plus de jours pour se reposer mais en fait pas du tout. Soit on répétait, soit on était en promo. Mais j'aime être occupé car c'est le rêve de tout musicien d'avoir plein de choses à faire en compagnie de son groupe.

 

Vous êtiez le premier groupe de metal progressif dans l'histoire de l'Eurovision. Vous n'étiez pas inquiets de paraître trop complexes et sophistiqués parmi des groupes plus pop ou folkloriques ?

Pas du tout car notre spécialité c'est d'écrire une chanson qui semble être pop mais si on prend le temps de creuser, il y a beaucoup de choses progressives. Si le public veut simplement danser ou secouer la tête sur nos chansons, il peut le faire facilement. Et puis nous avons écrit cette chanson (ndlr : "Promise") pour l'Eurovision justement donc on a décidé de la rendre assez accessible même si c'est difficile d'écrire une chanson prog de trois minutes. Il faut vraiment simplifier certaines choses.

 

Justement, vous êtes des spécialistes dans cet exercice, mais ce n'est pas trop frustrant ou difficile de faire du prog en trois minutes alors que généralement, dans ce style, on se permet de développer des idées sur sept, huit minutes voir même une vingtaine ?

C'est très compliqué certes. Il faut modifier beaucoup les compositions de départ et c'est un travail très barbare. Nos derniers albums comportaient rarement des morceaux qui allaient au-delà des cinq minutes. C'est peut-être parce que, dans le groupe, on a des "troubles de l'attention" (rires) et on se demande si au bout de cinq minutes, la chanson est encore pertinante, si elle doit être plus longue. Avec le temps, on est devenu nos propres producteurs de façon inconsciente et quand on réécoute les chansons, on est capable de dire si tel ou tel morceau est trop long.

 

Vous avez tenté votre chance plusieurs fois à l'Eurovision, tout d'abord avec "Runaway" puis "Dreamer" et enfin "Promise". Comment avez-vous choisi les chansons qui allaient passer le test de l'Eurovision ?

La première fois avec "Runaway", en 2019, on était vraiment limite au niveau des délais d'envoi de la demande. Notre album Colours in the Sun devait sortir en novembre et le portail des demandes fermait en août. On avait déjà enregistré les chansons et on a écouté l'album en se demandant quel morceau pourrait être envoyé. Mais on a dû réduire "Runaway" à trois minutes en coupant le solo de synthé. C'était sûrement la pire décision à prendre (rire).

Pour "Dreamer" en 2021, on était en plein dans la composition de Fearless in Love et on avait déjà quatre ou cinq morceaux de fini. Comme on n'était pas trop sûrs, ce sont les producteurs qui nous ont donné l'idée.

Et enfin pour "Promise", on savait qu'on allait se lancer dans l'aventure donc on a composé cette chanson spécialement pour l'Eurovision.

 

D'ailleurs, comment compose-t-on un morceau pour l'Eurovision ?

On a l'habitude d'écrire les morceaux de façon instinctive et non en s'asseyant en faisant un brainstorming. La grosse différence c'est qu'il faut être impitoyable sur la durée. La plupart des musiciens prog veulent raconter une histoire élaborée avec différentes parties en travaillant les transitions. Or pour l'Eurovision ce n'était pas possible. On a alors visionné pas mal de morceaux qui étaient arrivés en finale pour voir ce qu'il était possible de faire sur scène. On a donc articulé la chanson à partir de ce qu'on ferait en live, en se focalisant sur le visuel. C'est un exercice très intéressant car d'habitude on pense uniquement à l'auditeur alors que là il fallait aussi inclure le spectateur.

 

Le résultat a été immédiat pour vous car vous venez de terminer une série de concerts complets en Australie. Mais avez-vous vraiment vu une différence dans le public ?

Clairement, notamment pendant les meet and greets car c'était la première fois que nous faisions ça. Dans le public, il y avait énormément de gens qui nous avaient découvert grâce à ce concours. Mais le plus gros défi en ce moment, c'est de se faire entendre : il y a tellement de groupes en ce moment sur internet qu'il faut se démarquer. L'Eurovision était notre opportunité et un bel exercice de promo. Mais tout compte fait, les gens dans la salle étaient des fans de prog qui, sans ce concours, auraient pu aimer notre musique.

 

Avez-vous vu des conséquences dans les précommandes de l'album ?

Oula, j'aurais adoré répondre à cette question mais je n'en sais rien du tout. Tout se passe tellement rapidement avec cet album : par exemple, les gens m'ont demandé comme obtenir un magnet keytar. Je ne savais même pas de quoi ils parlaient. En fait, en Australie, une chaîne de disquaires offre un magnet keytar si on précommande l'album mais je n'étais pas au courant. D'ailleurs si vous savez comment faire pour en obtenir un, je suis preneur (rires) !

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Parlons maintenant de votre nouvel album Fearless in Love. Vous avez voulu faire comme à la vieille époque et enregistrer les chansons tous ensemble dans une pièce et non partie par partie.

Oui, c'était terrifiant (rires) mais j'ai préféré cet exercice. Franchement quand on enregistre dans un studio, c'est très impressionnant : on est seuls avec le producteur et l'ingé son et si un membre du groupe vient, tout le monde vous regarde. Si on fait une erreur, ils le voient directement. Alors que lorsqu'on enregistre ensemble dans une pièce, on se focalise uniquement sur le morceau et comment il doit sonner. Je me sens moins nerveux et je profite plus de l'instant alors que lorsqu'on enregistre partie par partie, tout se passe uniquement dans ta tête.

 

Ça a dû être plus facile de jouer les morceaux du nouvel album en live car vous les aviez déjà joués ensemble.

Non justement, c'était plus dur (rires) ! Pour les albums précédents, de V à Colours in the Sun, on était dans la salle de répétition, on improvisait tout en composant. Ce qui fait que lorsqu'on allait en studio, on avait déjà joué plusieurs fois les morceaux. Pour cet album, on a tout écrit chez Scott, le guitariste. Je n'étais pas derrière les fûts et on a composé ça sur un ordinateur même la batterie a été programmée. Pour enregistrer les morceaux, il a fallu que je répète seul puis on les a joués une fois ensemble au studio. En plus, on a enregistré l'album en novembre 2021 donc quand on a fait la tournée en Australie en 2023, je n'avais pas joué certains morceaux comme "Prince of Fire" depuis un an et demi. Il a donc fallu les réapprendre et c'était vraiment un immense défi.

 

J'ai lu dans une ancienne interview  que tu étais autodidacte et que ton but dans la vie était d'apprendre des autres même si parfois tu ne comprenais pas comment ils arrivaient à jouer telle ou telle partie. Maintenant que le temps a passé, tu dois sûrement avoir plus d'expérience et ça doit être plus facile pour toi ?

Oui j'ai plus d'expérience mais j'apprends toujours. Quand on a commencé à enregistrer le nouvel album, le producteur m'a gentiment appelé "le gars qui ne tape qu'une fois" et c'est vrai, je suis assez old school, je ne fais pas de roulement avec une seule main, je fais comme les vieux batteurs de rock "main gauche, main droite, main gauche, main droite". Alors je me suis mis à m'entraîner pour pouvoir le faire. J'aime penser que "la seule chose que je sais, c'est que je ne sais pas grand chose".

 

D'ailleurs, être batteur dans un groupe de prog c'est très exigeant. Mais encore plus quand on doit passer d'une partie en blast beats à un tempo très electro, comment fais-tu pour jongler entre ces différents styles ?

Je n'en ai aucune idée, je joue seulement ce qui me semble le plus correct. La plupart du temps j'ai une idée et je pars m'entraîner pour apprendre à la faire. Sur l'album précédent, on avait une partie en blast beats avec un tempo de 210 sur "Severomance". Je n'avais aucune idée de comment jouer ce rythme mais les gars du groupe m'ont dit : ça serait cool. Alors j'ai cherché comment le faire et voilà. Dans ce même morceau, il y avait aussi une partie où la cymbale battait la mesure. C'est un truc que je n'avais jamais fait mais que j'avais entendu dans une chanson de TesseracT et je me suis dit que c'était cool. La plupart du temps, on imagine un truc dans notre tête et on essaye de le recréer avec nos bras. C'est comme ça qu'on fonctionne, nous les batteurs. Je crois savoir que Tomas Haake de Meshuggah a mis six mois pour apprendre "Bleed", parce que c'était le temps nécessaire pour ce morceau. Et au bout du compte, c'est la raison pour laquelle ce titre est mythique.

 

Comment fais-tu pour apprendre des parties inspirées par d'autres batteurs ? Tu te débrouilles ou tu leur demandes ?

Tiens, je n'ai jamais demandé à d'autres musiciens. C'est comme en ce moment, j'apprends tout seul à composer de la musique : je télécharge des partitions gratuites et je transcris ce que j'entends et je compare avec ces partitions. J'ai essayé de faire ça avec des chansons de Car Bomb mais c'est des grands malades, ils changent tout le temps de signature rythmique.

 

Y a-t-il d'autres batteurs qui t'inspirent ?

Carrément, on a fait une tournée avec Leprous, et j'ai adoré regarder jouer Baard Kolstad. Ce gars a un talent immense et si je pouvais avoir un tiers de ses capacités, je serais heureux. J'adore regarder des musiciens qui tapent sur des fûts et qui aiment ça. Le batteur de Sleep Token est hallucinant aussi, on a l'impression que ses "fills" sont faciles à faire alors que pas du tout. Et puis il y a aussi Arnaud Verrier du groupe Ten 56 qui jouait dans Uneven Structure. On a fait une tournée avec eux en 2016 et c'est hallucinant à quel point il est jeune et talentueux. En fait, quand je vois un batteur faire quelque chose, je me dis que si pour eux c'est possible alors je peux aussi le faire.

 

Est-il facile pour toi de trouver du temps pour t'entraîner ? La plupart du temps les artistes sont très occupés entre la promo, la composition, les tournées ...

C'est difficile de trouver du temps et j'essaye de faire des efforts. En tant que batteur, j'ai une excuse facile pour ne pas répéter : je me dis qu'il me faut beaucoup d'équipement, que quand je répète ça fait du bruit, contrairement aux guitaristes qui peuvent avoir un ampli à la ceinture et brancher un casque audio. Mais en fait, on a des pads d'entraînement donc on n'a aucune excuse et beaucoup d'entre nous devraient travailler plus au pad. Mais pour être honnête, c'est bien plus fun d'être derrières les fûts que de taper sur un pad. Je fais partie de quatre ou cinq groupes, ce qui me permet de ne pas perdre mes capacités, mais il est vrai que j'ai peu de temps surtout que j'ai pas mal d'autres activités comme m'occuper de l'univers graphique de Voyager. Mais bon, j'essaye de dégager du temps et de me persuader que l'entrainement fait parti du travail de musicien. Et puis je viens d'installer une batterie électrique donc ça sera plus facile.

En parlant d'univers graphique, c'est toi qui t'es occupé de la pochette de l'album. Peux-tu nous dire pourquoi avoir choisi cette image ?

D'habitude, quand on crée la pochette, on se retrouve, on discute d'une idée abstraite qui représente l'atmosphère de l'album et chacun y va de son avis. Mais là, j'ai fait un book d'une cinquantaine de pages. Et c'est assez marrant car la pochette vient d'une petite idée qui me semblait futile au départ mais qui a été retenue. Le titre de l'album Fearless in Love m'évoque énormément de choses : l'amour romantique, platonique, familial ... Mais à chaque fois, il y a toujours le fait d'atteindre quelque chose et essayer de l'attraper, d'où l'idée des mains. Je voulais aussi des teintes claires et foncées pour symboliser un amour magique mais qui peut aussi faire du mal.

 

Et pourquoi cette couleur bleue ? D'habitude l'amour est symbolisée par le rouge ou le rose.

Je voulais éviter ce côté "péché capital" et apporter une autre dimension à cet amour. Deux de mes morceaux préférés de cet album sont "Lamenting" et "Gren". Ce sont deux compositions assez sombres et je voulais une atmosphère plus froide pour cette pochette.

 

Tu officies dans plusieurs groupes, tu t'occupes de l'univers graphique, tu es donc très occupé. J'ai vu que tu brassais ta propre bière également, trouves-tu encore du temps pour le faire ?

Pas du tout (rires), je garde ça dans un coin de ma tête mais l'année dernière c'était compliqué. Mes fûts sont complètement secs mais j'ai pas mal d'idées. Heureusement qu'en Australie, on a de très bonnes bières. Pour les deux derniers albums, j'avais fait des bières spéciales. Il faudrait que j'en fasse une pour Fearless in Love, une bière bleue forcément.

 

Nous sommes dans un contexte particulier pour les musiciens aujourd'hui : c'est votre premier album post-covid, post-brexit, c'est de plus en plus compliqué de faire des tournées. Quelle est ton opinion là-dessus ?

Ca dépend de comment on voit les choses : je pense que d'un côté, on n'a jamais eu de meilleurs conditions pour faire de la musique qu'aujourd'hui. Après tout, c'est très facile de créer, s'enregistrer et produire de la musique de façon professionnelle. Et puis il y a tellement de sites pour diffuser sa musique. Par contre, il faut atteindre les gens et ça c'est plus difficile. C'est aussi compliqué pour en vivre car les tournées ne sont pas vraiment rentables et on ne gagne quasiment rien avec le streaming. Mais bon, j'ai grandi dans un monde où la musique ne permettait pas de s'en sortir financièrement donc ça ne m'affecte pas tellement.

Je pense qu'il faut se dire que le plus important c'est de faire ce qu'on aime. Ca a toujours été comme ça à la base : même si on n'est pas payé, même si les gens ne nous écoutent pas, on fait ce qu'on aime et de toute façon on le ferait quand même. Si on a de la chance, quelqu'un entendra ce qu'on crée et aimera ce qu'on fait. J'essaye de ne pas trop réfléchir mais c'est clair que si on se focalise sur l'état de l'industrie musicale en ce moment, on déprime. Mais je suppose que c'est ce qui se passe dans n'importe quelle industrie. En tout cas, je fais ce que j'aime avec des gens que j'aime et ça, ça sera toujours positif.

 

Pour terminer cette interview, pourrais-tu nous dire quelques mots en français ? J'ai lu sur ton profil Linked In que tu avais appris cette langue.

(rires) J'ai appris il y a plusieurs années, mais c'est pas terrible, alors voyons voir : (en français) "Je voudrais des bouteilles de bières, bière noire, de l'Affligem s'il vous plait".

 

Ce n'est même pas la meilleure (rires) ! 

C'est clair, elle est vraiment dégueulasse (rires). Ca me fait penser : la meilleure bière que j'ai bue en France, c'était à Lorient, dans une salle où nous avons joué : Le Gallion, une salle assez connue dans le milieu du rock. Ils servaient une bière pression brassée par quelqu'un qui vivait tout près et qui s'appelle "La Couille de Loup" (en français). C'était une bière acide mais je suppose que ce n'était pas le but recherché, ils avaient dû foirer un truc mais c'était délicieux.

 

Merci à Ashley Doodkorte pour son temps, son humilité et sa franchise. Merci à Season of Mist pour cette opportunité.

L'album Fearless in Love sort le 14 juillet sur le label Season of Mist

 

Images : DR Season of Mist

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