Cela fait plus de vingt ans que Wardruna existe, mais le groupe norvégien a indubitablement gagné en popularité il y a une décennie en participant à la série Vikings. En ce gris mois de novembre, il était en concert dans l'ambiance feutrée de la salle Pleyel.
Jo Quail
Première partie de Wardruna ce soir, la violoncelliste anglaise entre en scène alors que les lumières sont encore allumées, vêtue d'une longue robe noire. Elle règle son étonnant instrument électrique, dont le corps est constitué seulement de l'ossature, puis le noir se fait et elle attaque "Rex Infarctus".
En trois longs morceaux, Jo Quail impressionne - comme à chaque fois. Sa façon d'utiliser son violoncelle tient à la fois de la musique classique et contemporaine, et part parfois dans des sonorités electro ou metal - ce n'est pas pour rien qu'elle tourne souvent en première partie de tels groupes. Elle utilise tantôt les doigts, tantôt l'archet, joue de façon classique, puis frappe les cordes de l'archet ou du plat de la main, sort des sons saturés de son instrument. Bien que seule en scène, son utilisation des loops lui permet de créer une véritable atmosphère sur chacun des morceaux, enregistrant chaque élément un à un pour ensuite les faire se répéter en boucle tandis qu'elle joue la partie solo.
Si elle semble entièrement absorbée par sa musique, entre chaque morceau, elle prend le temps de parler au public, avec humour. Après « Supplication », elle explique ainsi qu'elle avait envie de jouer ces trois morceaux, qui ont trois accordages différents. Par conséquent, les réglages prennent du temps. Et son troisième morceau sera le dernier, mais il dure dix minutes. "La prochaine fois, apportez un sandwich !"
En conclusion, elle joue le fabuleux "Adder Stone", long morceau progressif, inspiré, explique-t-elle, par des falaises en Grande-Bretagne contre lesquelles viennent se fracasser les vagues. Le morceau passe par plusieurs atmosphères différentes, doux, lancinant, triste, avant de s’emballer, partir dans des sommets épiques, se calmer, repartir. Jo Quail quitte le public sous les applaudissements. Seule sur les planches, l'Anglaise a une fois de plus tenu la scène avec brio.
Wardruna
Alors que le noir se fait de nouveau et qu'arrive l'heure du combo nordique, des cris de corbeaux résonnent dans la foule. Manifestement, les adorateurs d’Odin sont là. Les murs de la scène sont recouverts d'une sorte de paroi blanche ajourée, évoquant vaguement des murs végétaux.
Les musiciens entrent sur scène et prennent place entre l'avant de la scène et une estrade arrière. Ils sont sept à se partager les planches, menés par le chanteur, tête pensante co-fondateur du groupe Einar Selvik, qui joue aussi de divers instruments, à cordes (jouhikko, sorte de lyre à archet, et harpe), à percussions (tambours, guimbarde) et à vent (le lur, immense trompe verticale). Il est accompagné sur le devant de la chanteuse de la chanteuse Lindy Fay Hella. Sur l'estrade en arrière-scène, John Stenersen joue de la moraharpa, instrument à cordes frottées entre la vielle et le violon ; HC Dalgaard, Arne Sandvoll et Sondre Veland jouent des percussions, assurant aussi des les bandes enregistrées sur ordinateur ; et Eilif Gundersen joue des flûtes, de la corne de bouc (transformé en instrument à vent) et du lur.
Wardruna attaque « Kvitravan », issu du dernier album éponyme sorti en 2021. Pendant près de deux heures, il va enchaîner les titres essentiellement issus de cet album et de sa trilogie des débuts Runaldjod. Mais il inclut également un titre de Skald (lequel, beaucoup plus – trop ? – calme, aurait probablement affadi l’ambiance s’il avait été trop présent) et un de son EP Hibjørnen. Ainsi qu’un single sorti en 2022, « Lyfjaberg », qui se retrouvera peut-être sur le prochain album annoncé pour 2025. Le public semble conquis dès la première minute et acclame abondamment le groupe.
L'ensemble du set est très homogène, ne quittant jamais cette musique d'inspiration scandinave, dans laquelle se mêlent des instruments traditionnels, de nombreux jeux de voix, des parties électroniques en soubassement et de nombreux sons très saturés sans l'intervention d'aucun instrument électrique. Mais au sein de cette homogénéité, la musique de Wardruna révèle une grande diversité. Le jeu des instruments lui-même donne à voir tout un panel, notamment dans les percussions, et la variété est renforcée par le fait que la plupart des musiciens sont multi-instrumentistes. Et le travail sur les voix est extrêmement riche. Si Einar Selvik et Lindy Fay Hella sur partagent le lead selon les morceaux, presque tous les autres musiciens assurent les chœurs.
Selon les chansons, ils prennent tour à tour une voix claire, saturée, de gorge, déclamatoire voire chamanique. L'ensemble est très joli, certains morceaux sont très prenants, « Skugge », « Grá », « Rotlaust tre fell » ou encore « Runaljod », particulièrement épiques. On peut regretter la présence de nappes électroniques qui rendent l'ensemble moins authentique - ou au contraire saluer cette habile conjugaison de tradition et de modernité. Certains morceaux sont juste jolis et moins prenants - clairement, Wardruna est plus sage et n'a pas la folie tribale d'un Heilung.
Visuellement, c'est également magnifique. Les découpes de papier sur les côtés sont illuminées par de très beaux jeux de lumières qui éclairent l'ensemble de la scène. Sur certains titres, des jeux d'ombres (certaines appartenant réellement aux musiciens, d'autres étant des projections visuelles) se déploient sur la façade arrière. Des effets de fumée au sol donnent l'impression de voir une mer de nuage se répandre, jusqu'à des chutes en bord de scène qui tombent dans le pit photo. Si la plupart des musiciens sont assez statiques, sur plusieurs titres, la chanteuse se met à danser, comme emportée par la musique.
Les titres s'enchaînent agréablement sans que les musiciens de Wardruna soient très bavards. Mais le chanteur garde tout pour la fin : le groupe conclut sur « Fehu », puis part et revient pour le rappel, toutes lumières allumées. Le frontman explique alors que la musique du groupe n’a aucun rapport avec « le fait d’être quelqu’un d’autre, mais prend quelque chose d’ancien pour créer quelque chose de nouveau. Certaines choses appartiennent vraiment au passé, mais d’autres résonnent encore en nous, car elles ont à voir avec la nature ». Jolie réponse à ceux convaincus que le folk ne porte qu’une vision passéiste du monde. Il explique que parmi les traditions du passé, il regrette le fait de chanter tous ensemble. « Chanter est une médecine, c’est ma médecine. Chanter ensemble rapproche les gens, en tant que société ». Et d’inciter les parents à faire chanter leurs enfants également.
Il est temps de présenter la première chanson du rappel, évoquant les chants qui en des temps anciens accompagnaient les morts vers leur dernier voyage, cherchant à se connecter à lui. « C’est une chanson sur la mort, le fait de mourir, d’honorer et de se souvenir, de traverser, mais également de laisser partir ». La présentation est belle, la scénographie est magnifique, toutes torches dehors sur toute la scène. Et le morceau, « Helvegen », est le plus sublime et poignant de tout le concert.
C’est presque la fin. Einar Selvik offre en conclusion, seul sur scène « Snake Pit Poetry », un de ses morceaux solo, figurant sur la BO de la série Vikings et inspiré d’un poème attribué au roi semi-légendaire Ragnar Lodbrok. Lequel aurait été tué en étant jeté dans une fosse à serpents. « Et il a trouvé approprié d’écrire un poème à ce propos. C’est ce qu’il a fait. D’abord écrire un poème, ensuite mourir ». L’occasion pour l’ancien musicien de Gorgoroth (dont l’ancien chanteur Gaahl a participé à la création de Wardruna) de rappeler que les scaldes, ces poètes scandinaves, utilisaient des images particulièrement atroces dans leurs poèmes. Lesquels étaient si brutaux qu’ils en rendraient les paroles de black metal gentillettes, à en croire le chanteur. Le morceau, lui, s’avère lent et calme, presque plat à côté de son prédécesseur. Les Nordiques ont délivré une très belle prestation, sans faute, et, sans s'imposer comme le groupe ultime du neo-folk, confirment leur statut de poids lourd du genre.