Les concerts ne battent pas encore leur plein, la période est incertaine, et pourtant, les lives ont bien repris. A l’Elysée-Montmartre, les Belges d’Amenra sont venus rendre visite à leurs cousins français. Un spectacle intense, précédé de deux premières parties tout aussi mémorables.
Jo Quail
Sur le papier, l’affiche du soir semble assez incohérente, entre les maîtres belges du doom, un jeune groupe de dark rock et la prêtresse anglaise du violoncelle expérimental. Pourtant, la logique va se faire de façon indicible tout au long de la soirée.
Jo Quail ouvre le bal, seule en scène avec son violoncelle plus qu’atypique, un modèle électrique qui ne se compose que de l’ossature. La Londonienne n’aura le temps de jouer que trois morceaux, mais ceux-ci frôlant les dix minutes, le public a un minimum de temps pour apprécier sa virtuosité.
Au-delà de sa maîtrise incontestable, c’est son inventivité qui impressionne. Si l’instrument est parfois utilisé pour en tirer des sonorités assez classiques, il sert le plus souvent de champ d’expérimentations complètement folles, amplifiées par l’enregistrement de boucles directement sur la scène, pour pouvoir superposer les sonorités du violoncelle. Celui-ci est parfois utilisé presque comme une guitare, un instrument électronique, une percussion, le travail se fait de plusieurs façons à l’archet ou directement avec les doigts.
A voir, c’est déjà saisissant, mais ça l’est encore plus à entendre. La violoncelliste arrive à saturer et distordre le son de son instrument, réverbérations et looper à l’appui, produisant une musique qui ne dépareille absolument pas dans un concert (ou un festival) de metal.
Mention spéciale au dernier titre, « Adder Stone ». Il renvoie une tension et une force palpables, propres au violoncelle, qui prennent encore une autre dimension ici. A elle seule, Joanna Quail emplit l’espace sonore, et le seul regret tient à la brièveté du show.
Setlist
Rex Infractus
Gold
Adder Stone
Gggolddd
Place ensuite à Gggolddd, formation néerlandaise avec une petite dizaine d’années d’existence et cinq albums à son actif. Le tout récent This Shame Should Not Be Mine est d'ailleurs sorti la veille du concert. Le sextette offre une musique puissante mais extrêmement mélodieuse.
Le mur du son porté par les trois guitares (Thomas Sciarone, Kamiel Top, Jaka Bolič) est massif. Elles ont parfois un jeu presque black, quand d’autres morceaux ressemblent plutôt à du post-punk sous stéroïdes ou à du metal plus moderne, bien accompagnées par Leyla Overdulve à la basse et Igor Wouters à la batterie. En soi, Gggoldd n’invente rien, mais lie avec beaucoup d’habiletés les éléments de différents courants, du post-rock au shoegaze.
Par contraste, la voix de Milena Eva est très pop, parfois cristalline, parfois fluette, mais avec une certaine force. Son alliance avec le déluge de guitares donne son cachet au groupe. La chanteuse a une certaine présence, avec son costume surprenant et sa gestuelle singulière. Pourtant elle semble presque timide dès que les morceaux s’achèvent.
La fragilité de sa voix ne l’empêche pas de chanter clairement, dans les titres issus du dernier opus, le traumatisme d’un viol, mais aussi la possibilité de s’en sortir. Les claviers se font d’ailleurs plus présents en seconde partie de set, dédié aux nouvelles chansons. Le mur de son un peu moins massif, mais l’ensemble reste prenant.
Il y a une tristesse, une noirceur dans la musique de Gggolddd – le thème du dernier album explique aisément pourquoi. Pourtant cela ne sombre pas dans l’obscurité sans échappatoire. Le groupe a aussi une énergie vitale, bien que froide, qui transparait sur scène. La formation néerlandaise offre en tous cas un deuxième set très appréciable, avant le déluge de noirceur qui va suivre.
Setlist
Wide-Eyed
He Is Not
Taken by Storm
Please Tell Me You're Not the Future
Spring
Invisible
This Shame Should Not Be Mine
Notes on How to Trust
Amenra
Si les deux premières parties délivraient une certaine noirceur tout en offrant une forme de rédemption, Amenra est bien là pour nous faire plonger au cœur de l’obscurité la plus profonde. Dès que les lumières s’éteignent, la tension monte d’un cran. Les musiciens se placent et les premières notes lourdes et oppressantes de « Boden » se font entendre.
Quelques stroboscopes aveuglent ponctuellement la salle de lumières blanches. Le reste du temps, ils la laissent plongée dans le noir, émaillé de la lumière blafarde des écrans. Ceux-ci diffusent des visuels assez dérangeants, eux aussi en noir et blanc, tandis que la scène est envahie de fumée.
Finalement, c’est la déflagration. Colin H. van Eeckhout, dos au public, attaque ses cris écorchés viscéraux, qui semblent charrier tout le désespoir et la violence du monde. Le son est massif, ne laisse aucune échappatoire, mais chaque instrument s’entend distinctement.
Musicalement, c’est on ne peut plus au point, mais sans esbroufe. Le groupe ne cherche pas à se lancer dans des démonstrations ostensibles de virtuosité. Chaque élément technique est mis au service de l’agressivité de la musique, de la violence froide du groupe.
Le matraquage de la batterie (Bjorn J. Lebon) est sans pareille, les guitares (Mathieu J. Vandekerckhove et Lennart Bossu) sont précises et implacables, tout comme la basse du nouveau venu, Tim De Gieter. Arrivé en 2020, il trouve sans difficulté sa place dans ce maelström millimétré. La setlist est d’ailleurs équilibrée, avec un morceau de chaque album depuis Mass II. Mass VI a droit à trois extraits, et le petit dernier, De Doorn, est représenté deux fois.
Ce déferlement sonore déchirant et tourmenté n’est évidemment pas fait pour provoquer la sérénité. Mais il se transforme en une violence cathartique qui rase tout sur son passage, comme pour laisser la possibilité de repartir de zéro. Cette sensation est renforcée par les longues plages planantes qui se retrouvent sur presque chaque morceau. Le chant de Colin H. van Eeckhout passe alors en voix claire sublime, et ces passages invitent à la contemplation, presque l’introspection.
Ce n’est certainement pas le genre de musique qui incite au déferlement d’enthousiasme et aux marques prononcées d’approbation. Plutôt le genre sur lequel on headbangue gravement, presque dans un état second. C’est monolithique, presque répétitif parfois. Mais le maelstrom nous emporte et finit par donner lieu à une écoute presque religieuse, les yeux fermés, se laissant transcender par le déluge sonore.
S’il y a des reproches à faire, ce n’est pas aux musiciens. Certes, le groupe ne communique pas, ni entre ses membres, ni avec le public, le jeu de scène est quasiment inexistant. Le chanteur reste d’ailleurs dos à l’auditoire la majeure partie du temps, ne se retournant que ponctuellement pour asséner de face ses cris viscéraux. Mais tout cela fait partie de l’image d’Amenra, et participe de cette ambiance si particulière, oscillant entre déluge d’agressivité et recueillement.
En revanche, si la majeure partie du public est plongée tout entière dans la musique radicale des Belges, ici et là se font parfois entendre des interruptions malvenues (hurler « à poil » sur ce genre de musique, c’est au mieux parfaitement incongru). Cependant, le public se fait plus enthousiaste quand retentissent les deux derniers morceaux, tirés de Mass VI, « A Solitary Reign » et « Diaken ». En contraste avec les précédents, ils semblent plus atmosphériques, et, toutes proportions gardées, lumineux.
Une grosse heure de live, sans rappel, c’est court. Mais un concert d’Amenra reste un événement éprouvant pour le public, qui se fait assaillir par toute cette agressivité avant de finalement y plonger, et en ressort comme purifié.
Setlist
Boden
Razoreater
Het gloren
Plus près de toi
De evenmens
.Terziele.tottedood
Am Kreuz
A Solitary Reign
Diaken
Photos : Arnaud Dionisio. Toute reproduction interdite sans autorisation du photographe.