Suite à la sortie de l'excellent The Underground Resistance, nouvel album des ex-black metalleux norvégiens de Darkthrone qui fait couler pas mal d'encre parmi les puristes à cause de son style résolument speed heavy old school, l'une des deux têtes pensantes du groupe a accordé une entrevue à La Grosse Radio Metal.
C'est à un Fenriz pour le moins bavard que nous avons eu affaire, pour notre plus grand bonheur. Une interview à déguster sans modération.
Lionel / Born 666 : Que fais-tu quand tu ne travailles pas sur Darkthrone?
Fenriz : Écouter de la musique et de préférence pendant mes heures de travail qui sont de 4 jours par semaine (j'ai un poste de jour depuis 25 ans désormais dans le secteur postal), traîner avec ma nana (principale priorité), faire le DJ en divers endroits, le camping et les randonnées dans les forêts ainsi que le ski de fond dans la forêt. La musique est un mode de vie, je reçois beaucoup de sons et je m’occupe en transférant les cassettes et vinyles en fichiers .wav, par exemple.
Lionel : Tu as donc un travail quotidien en dehors de la musique...
Fenriz : Je ne pourrais tout simplement vivre de ma musique que dans un pays où la vie serait moins chère. Mais si j’avais pu vivre de ma musique, je n'aurais pas eu un travail quotidien pendant lequel je pourrais écouter et juger celle des autres, cela signifie aussi que j'aurais été moins apte à être DJ, à faire des compilations et des playlists pour le bar (Kniven dans le centre ville d'Oslo), bref j'ai besoin d'avoir un emploi simple où je peux écouter toute la musique que je reçois et achète.
Lionel : Quelles sont les réactions de vos compatriotes quand ils se rendent compte que vous êtes Fenriz de Darkthrone?
Fenriz : Ça va de « il ne se passe rien » à la passion maximale du fan boy.
Lionel : Comment fais-tu quand tu veux écouter des vieux trucs ? J'imagine que tu dois détester la musique MP3 ?
Fenriz : La « musique mp3 » ça n'existe pas en tant que telle, la musique a eu divers supports à travers les années et tout est valable au final. Je me souviens de ces cassettes audio quand j'étais gamin qui étaient toujours sources de problèmes, d'ailleurs je suis surpris que ces enregistrements aient survécu aujourd'hui - les jeunes pensent maintenant que c'est old school, mais à l’époque ces cassettes posaient plus de problèmes qu’elles n’engendraient d’avantage. Je préfère les disques et les vinyles, c'est sûr. Puis l’échec des minidisques a été très ennuyeux pour moi car j'en ai créé en tout 130 et maintenant on peut dire que c'était juste une perte de temps (Rires).
Les vieux trucs que je récupère sur des CDs de compilations sont principalement la musique d'autres amis experts en musique. J’achète aussi sur Spotify (d’ailleurs la nouvelle mise à jour de Spotify ne vous laisse pas acheter des chansons, et ça craint. J'espère qu'ils changeront ça). Et puis je transfère du vinyle en .wav. C’est plus facile de faire le DJ en utilisant ses propres fichiers personnels en .wav que de prendre ses propres vinyles… (Rires)
Lionel : Ne penses-tu pas qu’« être underground » de nos jours est devenu utopique alors que nous vivons dans un monde connecté à Internet, mp3, etc ?
Fenriz : L’underground est un état d'esprit, si vous voulez être grand, brillant et peu profond, alors vous avez une mentalité overground. Si tu veux être cool comme l'album Strappado de Slaughter (Canada, 87), tu as alors une mentalité underground. Pour dire les choses très simplement.
Lionel : Ne trouves-tu pas que le monde dans lequel nous vivons laisse de moins en moins de place pour l’underground?
Fenriz : Je pense même plutôt que c'est beaucoup plus facile maintenant. Et particulièrement quand des gens à travers le monde ayant un intérêt commun peuvent se regrouper ensemble et adorer des choses « étranges » plus facilement. C'est pourquoi l’underground mondial du Metal a été créé dans les années 80 ; c'était le notre, quoique fort lent, Internet avant Internet ! Maintenant, c’est juste plus rapide, mais c’est toujours la même mentalité. Les plus grandes différences sont les forums de merde et les champs de commentaires, mais même ces trucs peuvent vous donner quelques informations valables parfois. Alors allez donc créer votre propre émission de radio, fanzine ou groupe afin d'exprimer votre opinion !
Lionel : Peux-tu vivre une journée sans écouter de la musique?
Fenriz : Oui facilement, mais ce serait impossible de vivre sans elle sur mon lieu de travail ou dans les transports publics. Il y a un temps et un lieu pour tout, et j'ai l'habitude d'utiliser un casque lorsque j'écoute de la musique. Je suis de ceux-là (rires) ! Ceux qui pensent que seuls les casques sont valables pour écouter de la musique !
Lionel : Es-tu toujours proche des autres premiers groupes « black metal » norvégiens ou des artistes des années 90’s?
Fenriz : Non, parce que nous avons commencé dans les années 80 et que nous sommes nés en 71 et 72. Mais ce n'est pas une question d'âge non plus, les autres groupes voulaient s’améliorer dans le Black Metal quand ils ont changé de style pour venir dans le milieu. Nous jouions déjà du Death Metal très progressif au départ, nous voulions prendre un autre chemin lorsque nous avons changé pour le Black Metal, nous voulions du PRIMITIF. Nous étions déjà donc bien différents de tous les autres à l'époque. Burzum avait l’esprit primitif, et d'autres comme Aura Noir et Infernö ont suivi ce concept alors que ces gars-là pouvaient vraiment jouer des trucs beaucoup plus compliqués si ils l’avaient voulu.
Lionel : Comment peux-tu expliquer que depuis The Cult Is Alive votre musique soit plus Thrash que Black Metal ? Avez-vous vieilli ?
Fenriz : Eh bien, nous avons changé et cherché un peu avant même de commencer à jouer tout ce Death Metal technique à la mi-89, avant cela nous faisions ce que nous faisons actuellement : être libre de jouer les styles de Metal que nous aimions de façon « freestyle », et nous avons vraiment commencé à le faire sérieusement sur Hate Them que nous avons réalisé en 2002. La seule partie Thrash que j'ai faite pour Darkthrone était sur l'une des pistes de l’album Total Death en 1996 ; et si en dehors de ça je n'ai pas fait plus de Thrash c’est parce que même si ça a toujours été un de mes styles préférés, mon corps n'est tout simplement pas d'accord pour jouer les rythmes nécessaires à cette musique. Nous avons fait des trucs plus Heavy Metal avec des grooves punks, mais le style que nous jouons avec Darkthrone depuis les 4 derniers albums n’est autre que du Heavy Metal rapide - Speed Metal, typiquement celui des années 78-85.
Lionel : Avec The Underground Resistance, vous êtes en effet plus proche de l'esprit du Heavy des années 80 d'un côté et de la musique proche de celle de Bathory et de Mercyful Fate de l'autre. Qu’en penses-tu ?
Fenriz : Beaucoup de gens ont mentionné Mercyful Fate et je ne comprends pas pourquoi. C'est super si les gens peuvent sentir l’influence de l’un de nos groupes favoris de Black Metal dans notre musique mais je peux t’assurer que pas une seule seconde de mes 3 chansons a été influencée par Mercyful Fate ... Tu parles sûrement de ça à cause du cri à l’ouverture du titre « Leave No Cross Unturned » ? Parce que c'est dans le pur style de Rob Halford (et bien sur également celui de Geoff Tate / John Cyriis) ! 🙂
Aussi, je n'entends aucune référence à Bathory quelle que ce soit. Tous les groupes qui, je suppose, après réflexion, m’ont influencé sont dûment mentionnés sous chaque titre dans le livret de l'album. Agent Steel, par exemple, Celtic Frost, Helloween, Iron Maiden, Savage Grace, Uriah Heep et ainsi de suite. (Rires)
Lionel : Comment expliques-tu cela ?
Fenriz : Bathory et surtout Mercyful Fate représentent le Heavy des années 80! Je pense que nos influences principales à l'exception de notre période Death Metal sont principalement encrées dans les groupes du début des années 80, qu’ils soient Black Metal ou Heavy. Mais nous avons aussi aimé beaucoup d'autres styles du milieu des années 80, et bien sûr des trucs Heavy des années 70s et 60s.
Lionel : Fais-tu encore de nos jours des grandes découvertes "old school" lorsque tu recherches de nouveaux vinyles?
Fenriz : Tout le temps, mais pas lorsque je recherche des vinyles - les conseils et les nouvelles découvertes proviennent d'amis et puis si j'aime suffisamment j'achète le vinyle par la suite. J'ai passé ma jeunesse à échanger et à acheter des albums pour me retrouver à la fin avec beaucoup de merde, je ne veux pas à nouveau me retrouver dans une telle situation. J’ai perdu trop de temps là-dessus.
Lionel : Pouvez-vous imaginer jouer de la musique progressive un jour comme certains groupes de Black Metal (ex: Enslaved)?
Fenriz : Nous en avons fait lorsque nous faisions du Death Metal, c’était suffisamment progressif avec beaucoup de rebondissements et de virages techniques.
Lionel : Je pense qu'avec le temps, vous êtes devenu le gardien des traditions Heavy Metal. Voulez-vous montrer à la nouvelle génération de Heavy Metal Kids que s'ils veulent aller de l'avant, ils doivent regarder dans le rétroviseur?
Fenriz : Je n'ai jamais vraiment compris ce genre de choses « Aller de l'avant », je me souviens que c'était cool d'écouter des trucs rapides quand j'étais gosse, mais c'était parce que cela n’avait pas encore été exploré et je n'étais encore qu'un gamin. Il semble que chaque génération doit s'éloigner de ses bases le plus loin possible et se rendre compte de son erreur une fois revenue aux racines en se disant que jamais elle n'aurait dû s'en éloigner. Étrange, hein? Mais de nombreuses nouvelles générations aujourd'hui sont ouvertes d'esprit et connaissent l'histoire de la musique. La pire était la génération qui a découvert le Metal qui était joué dans les années 90. Beaucoup d'entre eux ne reconnaissaient pas le fait que le Metal puise ses influences dans le punk Rock ou le Rock Heavy Blues, ils étaient totalement ignorants et fâcheusement butés. Nous voyions toute l'évolution jusqu’à la fin du « produit années 90 », et eux ne se concentraient que sur le produit final. Ouf, tellement de mauvaises choses sont arrivées à tous les styles de Metal pendant ces années 90, c'est incroyable. Merci à ceux qui ont su faire de la résistance clandestine (Underground Resistance) afin de ne jamais oublier les racines et de reconstruire le Metal à nouveau.
Lionel : Comment peux-tu résister contre l'industrie de la musique? Quels sont les « actions » que tu prends pour montrer ta « haine » contre ce système?
Fenriz : Pas nécessairement contre le business de la musique. C'est une question de savoir comment se cultiver soi-même, en écoutant les bons groupes et en trouvant les bonnes personnes dans le Metal et la vie en général. Je pense que sortir un album appelé Underground Resistance et se battre dans des centaines d’interviews en critiquant le Metal moderne et les gens qui ne prennent même pas le temps pour eux-mêmes suffit à la cause.
Lionel : Est-ce la raison principale pour laquelle tu restes en dehors du « Business », ne cherchant pas à aller à un concert ou un festival?
Fenriz : J'ai vu de nombreux concerts, et nous avons également joué sur scène lorsque nous étions jeunes cherchant à acquérir une expérience mais cela aussi faisait parti de la lutte, quelque chose que vous « deviez faire ». Or ça n’a jamais été mon truc, mon but a toujours été d'enregistrer des albums. Je suis vraiment un homme pour enregistrer de la musique, pas une tête faite pour le live.
Lionel : Dans quelles conditions accepterais-tu de revenir sur scène? Œuvre de bienfaisance? Avec de bons amis pour un anniversaire?
Fenriz : Toutes les hypothèses ont été évoquées. Même si j'en avais envie, mais maintenant c'est bien sûr impossible, je ne peux pas jouer de la batterie et chanter des mélodies en même temps, je ne peux pas jouer de la basse tout en faisant toutes ces choses. Je ne comprends pas pourquoi les gens ne se contentent pas seulement des albums. Je pense qu’Iron Maiden est le meilleur groupe du monde et pourtant je n'ai jamais voulu les voir en concert.
Lionel : Penses-tu qu'il existe une relation entre vivre seul dans la nature et la musique « dépressive » comme le Black Metal?
Fenriz : Tout ce coté dépression ne se retrouvait pas trop dans les années 80, puis le Black Metal et ses clichés sont venus tout foutre en l'air. Voilà encore autre chose que les années 90 ont baisé. Quand vous regardez les conditions dans lesquelles vivent les gens dans le tiers monde, c'est assez pathétique de nous voir, nous jeunes gens blancs « riches », être déprimés. C'est déprimant quand on y pense (rires). Je pense comme Ted (Nocturno Culto) qu’il fallait s’éloigner de cette scène, c'était juste misanthropique et haineux mais pas dépressif. Je n'ai jamais vécu seul, j'aime ma copine et je dois travailler.
Lionel : Comment peux-tu expliquer l'antagonisme entre le Black Metal et la Nature?
Fenriz : Il existe un grand nombre de questions à ce sujet sur le black metal... mais en fait nous avons beaucoup de nature ici en Norvège et il était naturel d'utiliser cet environnement, au moins la forêt. Et par la suite, cela a fait boule de neige au début des années 90 dès lors que nous avons commencé à utiliser cet aspect.
Lionel : Quelle est ton opinion sur la scène Black Metal actuelle, qu'elle soit norvégienne ou provenant d'autres pays?
Fenriz : Eh bien, comme tu peux le voir sur ma liste « des groupes de la semaine » de l'année dernière, on retrouve un assez grand nombre de groupes norvégiens, en particulier les groupes Nidarosian et bien sûr Djevel et Isvind. Je ne me souviens pas de tous, désolé
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Lionel : Voudrais-tu faire un « documentaire » comme Ted (Nocturno Culto) la fait avec Le Misanthrope (2007)?
Fenriz : Cela ne m'a jamais traversé l'esprit.
Lionel : À la fin de ce documentaire, Nocturno a déclaré: « La technologie est une bonne chose, mais vous ne pouvez pas la laisser prendre le contrôle de votre vie, vous devez toujours garder le contrôle » ... Je ne peux imaginer que cet état d'esprit soit le même aujourd'hui, même pour toi ?
Fenriz : A cause de ces interviews je suis rivé à mon ordinateur. Il s'agit de la 84ème interview que je fais pour cet album ! Depuis Décembre, je ne fais que ça. Mais je préfère écrire que de faire des interviews par téléphone, parce que je peux le faire quand je veux, et que quand c’est au téléphone vous êtes pris au piège. Afrika Bambaataa disait déjà « ne soit esclave d’aucun ordinateur » en 1984, mais nous en sommes tous des esclaves maintenant, à moins que vous n'en tiriez profit. Pour moi, c'est un outil de TRAVAIL, mais pour les nouvelles générations l'ordinateur est un mode de vie. Internet est une révolution pour les accrocs de musique que nous sommes et je suis de la génération des chanceux qui peuvent voir à quel point c’était difficile avant et comment c’est facile maintenant. Juste un conseil : gardez un peu de temps pour vous!
Lionel : Et tu as déclaré : « Je suis sous pression, je me sens petit, quand je pense à la réalité où plus rien n'est écrit sur des supports en papier. Bientôt, le CD sortira du monde de la production, et je ne serai plus en mesure d’écouter mes propres enregistrements, parce que je n'aurai plus la technologie nécessaire ». Imagines-tu l'industrie musicale se planter dans un proche avenir et que personne n'achète plus de "vrais CD" bientôt ?
Fenriz : Nous avons eu une augmentation de 64% du chiffre d'affaires en vinyle en Norvège en 2012, et l'ensemble du secteur est en hausse de 4%. C'est la première augmentation depuis 2004. Je sais cela parce que je l’ai découvert dans un article paru dans le journal que je lis régulièrement (Aftenposten). De plus, les ventes des vinyles sont en hausse de plus de 90% en Suède et là encore la Scandinavie est extrêmement rapide sur le fait de passer d’un format à un autre (nous étions les premiers à utiliser les SMS et Facebook par exemple). Les CDs ont de moins en moins de valeur en Scandinavie et le vinyle s'échange comme de l'or, Oslo est le paradis du vinyle.
Je pense que nous allons continuer à payer, je me sens mieux quand je peux payer pour quelque chose de nouveau comme sur Bandcamp ou quelque chose comme Spotify. L'achat de titres me permet de les utiliser dans des compilations ou en tant que DJ. Je ne sais pas de quoi l'avenir sera fait, mais je sais au moins que j’ai suffisamment de bons titres pour le restant, bordel !
Lionel : Alors, est-ce que les réflexions que l’on retrouve dans The Misanthrope sont le point de départ des pensées que vous avez voulu exprimer avec The Underground Resistance?
Fenriz : Je n'ai pas fait ce film. Même si je suis certain que chaque chose est liée. Mais en ce qui concerne ce film ... Je sais que Ted pense qu'il y a peu de rapport avec l'album mais il a écrit toutes ses paroles seul cette fois-ci et donc tout ce qu'il a écrit ou réalisé avant influe forcément sur ses textes – en tout cas mes paroles ainsi que les siennes sont assez catégoriques et sévères.
Lionel : Comment voyez-vous l'avenir de Darkthrone? Avez-vous quelques musiques nouvelles à l'esprit?
Fenriz : Nous avons déjà écrit l'équivalent d'une moitié d'album, mais les interviews ont déjà pris 4 mois à ce jour et dureront encore un mois. Toute cette activité me tue au point où je pense qu'on va prendre une pause et alors je devrai laisser tomber mes chansons parce que je veux toujours partir sur quelque chose de nouveau quand je crée un nouvel album - c'est comme cela que je le ressens les choses désormais. Il n'y a rien de prévu, et nous n'avons aucune idée de ce qui se qui va se passer, nous n’en discutons pas, Darkthrone est libre d’évoluer tout comme nous autres, être humains. Et rien ne pourra empêcher cela, youpi !
Lionel : Merci beaucoup pour cette interview...
Fenriz : Et n'oublies pas d'écouter Hour of 13 !!!