"Welcome to the Crass Palace"
Mais que peut bien cacher cette invitation sur fond de bruitages glauques et angoissants ?
Après un étincelant Cannibal Tango il y a deux ans, Gnô revient beaucoup plus vite qu'entre son premier opus (le mythique Thrash Deluxe) et le second, que dix ans séparaient. Juste le temps pour Christophe Godin de sortir un ébouriffant (joke inside) Brütal Römances avec Mörglbl et de s'adonner pour chacun des protagonistes à 324 projets et activités parallèles et le trio de l'étrange est de retour, dans une ambiance beaucoup moins festive et joyeuse (et en cela plus proche du premier effort discographique du groupe).
Autant le dire d'emblée, ce disque est beaucoup moins facile d'accès et direct que son prédécesseur et il m'a fallu de TRES nombreuses écoutes pour commencer à entrer dedans. A tel point que je vous dois une confidence : s'il ne s'était agi d'un combo pour lequel j'ai une immense admiration et une vraie tendresse, j'aurais sans doute baissé les bras ! Et j'aurais eu tort !
Car les amateurs de ce monstre hybride, croisement improbable des Beatles et de Pantera (c'est encore plus flagrant aujourd'hui qu'auparavant), peuvent se rassurer, ils vont retrouver leur groupe fétiche toujours aussi enclin à proposer une musique barrée, bourrée d'expérimentations, de sonorités bizarroïdes, de plans alambiqués copulant allègrement avec des parties bien plus épurées, voire carrément pop sur certains refrains.
Et cela commence dès le début du disque très âpre, limite austère, difficile à apprivoiser. Des riffs dissonants, des tempos lents, un chant trafiqué, bref on est très loin de l'easy listening ! Bon, ok, on a quand même des déboulées de guitare pour se raccrocher à quelque chose, mais, à l'image du premier morceau dévoilé, "Momentum", le choc est rude (même si le livret annonce la couleur, avec un décor délabré, des vestiges d'un passé désormais anéanti et enseveli sous les gravats). "Fate Is My Name", l'opener, dont les lignes de guitares vous mèneront aussi bien chez Dimebag pour les riffs que chez Vai (période "J'expérimente au M.I.T"), est réellement désarçonnant (perso, ouvrir le disque avec ce titre n'est peut-être pas l'idée du siècle pour le confort de l'auditeur, mais là n'est pas le but manifestement), avec son refrain très Fab Four (le contraste est parfois saisissant entre les paroles et le ton des harmonies vocales).
En définitive, Christophe Godin est le grand responsable de l'incompréhension de départ que j'ai ressenti. Comment cet individu peut-il à moins de douze mois d'intervalle nous faire passer de l'univers hallucinogène et fleuri du dernier Mörglbl à ce palace crasseux ? Par quelle cruauté mentale faut-il qu'il soit mû pour ainsi nous vriller les neurones ? Et pourquoi trouve-t-il toujours des comparses aussi doués pour l'accompagner (et peut-être même le pousser, allez savoir) dans ces délires les plus pathogènes ?
La rythmique de Julien "Peter Puke" Rousset (le plus joueur des batteurs à cheveux rouges) et de Gaby Vegh (un son de basse énorme pour un jeu passant en un clin d'œil du heavy le plus lourd et gras au groove sautillant, une sorte de Geezer Butler meets Marcus Miller) fait une nouvelle fois des ravages, retournant les cerveaux sans aucune pitié et de manière bien plus efficace qu'un bourrinage grind perpétuellement aux taquets. Ici, il y a un vrai plaisir à prendre l'auditeur à contre-pied en permanence.
Entre eux, c'est une histoire de cheveux, mais pas que...
Que dire qui n'a pas déjà été rabâché cent fois sur le jeu de guitare de Christophe Godin ? Que sa virtuosité me laissera toujours pantois, tout comme sa capacité à varier les sonorités, les intentions (monsieur sait être tour à tour méchant, drôle, minimaliste ou démonstratif) bref, un musicien qui joue avec le souci de ne jamais lasser. Mission accomplie une fois de plus !
Quand Gnô se met en mode "ça va poutrer", écartez-vous car le bulldozer peut se montrer terriblement ravageur ! "Momentum", "The Scavenger" ou encore, "Modern Day Jesus" (qui par ailleurs vient aussi flirter avec le big rock US) contiennent leur lot de riffs de boucher sur lesquels vous vous déboiterez la nuque avec délectation. Véritable chaudron musical, ce disque, à l'insolente diversité mêle pop, metal, punk, funk, hardcore (non mais ce final de "Tooth and Nail", c'est la guerre !) et que sais-je encore ? Si vous avez des œillères, pas de souci, Gnô va vous les arracher avec les dents !
Côté chant, la recette du trio n'a pas changé, avec un gros travail sur les harmonies à trois, l'alternance des vocalistes et un goût prononcé pour les refrains popisants assurant un contrepoint parfait avec des couplets beaucoup moins immédiats. L'humour du combo ne s'est pas non plus volatilisé avec des textes très décalés ("The Doll") et laissant une large place à la démence ("Abracadavra").
Cerise sur le gâteau, deux titres bonus agrémentent ce cd, dont une version "gnôesque" du "Eleanor Rigby" des Beatles (dans sa version démo 2000). Le passage groovy sur lequel Gaby fout le feu est purement jouissif !
Finalement, malgré des abords peu engageants, il faut absolument pénétrer au cœur de ce Crass Palace car il cache en son sein bien plus de merveilles que bien des établissements à la vitrine tape à l'œil. Encore un disque pleinement maîtrisé, affichant l'insolente créativité de ses géniteurs. Entrer dans le monde de Gnô, c'est parcourir un univers parallèle où l'improbable peut survenir à chaque instant, c'est se promener sur un fil avec la certitude que le moindre déséquilibre apportera non pas une catastrophe mais simplement un rebondissement inattendu. Crass Palace c'est un nouveau coup mortel porté à l'ennui musical !