Contrairement à ce que pourraient penser les esprits les plus obtus qui associent systématiquement notre musique préférée avec violence, sang, guerre et satanisme (RIP Jeff Hanneman...), métal et littérature ont toujours fait plutôt bon ménage. Pour preuve, le premier quidam venu avec un minimum de bagages dans les pattes pourra vous citer, comme ça spontanément, d'innombrables références à des écrits d'auteurs britanniques disséminées dans les oeuvres de, au hasard, Iron Maiden ! C'est également une source intarissable pour la majorité des groupes de prog' à l'heure actuelle.
Et bien figurez-vous que les Montpelliérains de Hord, pour la gestation de leur troisième album, ont eu eux aussi l'occasion de se replonger dans leurs vieilles lectures, en rendant notamment hommage à l'écrivain américain T.S. Eliot, comme ils l'avaient fait plus explicitement encore il y a de celà 3 ans avec l'album The Waste Land, du nom d'un poème de ce même auteur. Album qui à l'époque avait déjà fait énormément parler de lui, du fait d'un concept et d'une production des plus léchés, faisant entièrement honneur à une écriture soignée et aboutie ne laissant rien au hasard, ainsi qu'à la complexité percutante de leur cyber-groove metal progressif mâtiné de djent.
Pour autant, ce The Book of Eliot, sorti en avril dernier sur le propre label des Messieurs, n'est pas une simple suite de son illustre prédécesseur. S'il s'inscrit dans la même continuité post-apocalyptique (les petits malins auront également remarqué le clin d'oeil au film 'Le Livre d'Eli'...), il s'agit cette fois moins d'une mise en garde prophétique et sans concessions que d'une plongée dans l'intimité tourmentée du protagoniste rescapé de cette oeuvre, retracée dans le livret sous la forme d'une sorte de journal personnel de cette âme errante, en passe de rompre avec la vie.
La musique suit donc sur cet opus une évolution similaire, gommant quelques peu les aspérités purement cyber-metal et tranchantes pour se faire encore plus émotionnelle, intimiste et atmosphérique. Les grosses guitares 'modernes' dans leurs sonorités sont toujours de la partie mais parfois davantage reléguées à l'arrière-plan et surtout plus étouffées, compressées dans leur rendu général - leur conférant cette épaisseur 'visuelle' et évocatrice (rappelons que c'est Magnus Lindberg de Cult of Luna qui a mixé/finalisé le bébé...), faussement "légère" que l'on retrouve aussi chez Textures et plus encore Tesseract - comme dans le but de bien illustrer l'asphyxie et le breakdown psychologique d'un personnage sur le fil, qui serait toujours à la limite de la perte de raison mais qui devrait tenir et surmonter les épreuves sur le chemin de la rédemption afin de porter toute la véracité de son message.
Ces rythmiques pachydermiques se voient donc atténuées et se font voler la vedette par des mélodies en dissonances digne du Katatonia d'antan ("At the Gate" et ses croisements de fréquences tout en sustain...) et surtout par des sonorités post-rock mélancoliques très bien senties en guise d'arrangements ("At the Gate" toujours ou encore la superbe et recueillie "The Sleepless Journey", proches par moments de l'esprit 'dark' d'un Depeche Mode ou du Paradise Lost de Host...), comme ont pu se les approprier depuis The Gathering et des groupes comme Slowdive ou Pale Forest quand ils enfoncent la pédale de distorsion, ou même le Anathema dernière époque dans ses moments les plus grondants et 'telluriques'.
Les autres éléments marquants (mais pour le coup moins surprenants) de ce disque sont cette alternance vocale entre un chant guttural, caverneux et écorché (parfois pas très éloigné d'un Opeth auquel on aurait greffé les modulations vocales du chanteur des allemands de Disbelief...) et des passages de lignes mélodiques exaltées en voix claires qui elles ne sont pas sans rappeler un Nick Holmes ou plus encore les travaux de Devin Townsend (c'est encore plus flagrant lorsque le groupe délivre de majestueuses progressions d'accords dans des gammes et tonalités clairement majeures...).
Le résultat est d'autant plus réussi que sur ce disque le groupe a eu le bon goût d'attribuer enfin des rôles définis à chaque intervenant, quitte à jouer un peu aux 'chaises musicales' : Hadrien le préposé aux machines et autres discrets 'samples' (rappelez-vous que l'apport 'indus' est aujourd'hui des plus minimes...) se voit aujourd'hui incarner pleinement le chant 'growlé' tandis que le guitariste John peut désormais se concentrer exclusivement (et avec brio!) sur le chant mélodique.
L'échange qui se déroule sur "Confession" est alors des plus poignants et de nature quasi-schizophrénique puisqu'il s'agit en fait d'une introspection où le personnage principal laisse éclater ses propres doutes et tourments lors d'un dialogue avec lui-même.
En somme, on peut comparer l'évolution générale de la musique de Hord à celle que les Klone ont fait prendre à la leur : plus abordable de prime abord, plus 'rock' même dans ses sonorités allégées, et pourtant indéniablement plus hermétique à une écoute distraite. Plus « exigeante » donc pour un auditeur consentant qui devra accepter le contrat moral sous-jacent qui le lie avec une telle oeuvre : s'y plonger jusqu'à s'y laisser absorber, afin de tout autant lâcher prise - pour être en mesure de recevoir les émotions que cette dernière dégage - que de baigner pleinement de manière concentrée (comme quand on regarde un film...) dans sa dimension conceptuelle. C'est définitivement sous ce versant de "concept-album" que The Book of Eliot s'avère être une franche réussite.
Le combo a d'ailleurs eu l'occasion de s'exprimer à ce sujet avec nos confrères de vs-webzine et nous dévoiler quelques clés : les quatre premiers morceaux ne doivent en fait s'envisager que comme un seul et même segment, s'enchaînant pour nous « dévoiler » la personnalité tourmentée d'Eli et la teneur du témoignage qu'il nous livre - et 'délivre' - par le biais de son journal.
Pas de tube évident au programme, donc (même si "Unleash the Hermod" et son format 'single' font tout de même bien parler la poudre!), mais des atmosphères qui font bloc. Les Montpelliérains ont eu en outre la bonne idée d'intercaler de saisissantes parties narratives à des endroits stratégiques (même si à d'autres moments, elles ont tendance à être un peu étouffées par le reste...) : on y retrouve ainsi un certain Tom O’Bedlam, à l'accent Irlandais ancestral irrésistible et authentique "lecteur" de poésie à haute voix dans la vie de tous les jours ... Effet garanti, surtout sur ce poignant « You! hypocrite lecteur!—mon semblable,—mon frère! » repris justement du 'The Waste Land' de T.S. Eliot (et que l'on retrouve aussi dans l'adresse "Au Lecteur" chez Baudelaire...) qui vous met les poils de travers à l'issue de "At the Gate"! Pour le reste, les parties prog' aériennes (sur ce même titre entre autres) évoqueraient presque les plus beaux passages du tout aussi pessimiste Fear of A Blank Planet de Porcupine Tree...
Par la suite, la complexité du cycle de la vie est joliment illustrée dans l'écriture par le parallèle avec la symbolique des saisons (le groupe, pour mieux brouiller les pistes encore, prend le parti de les prendre dans l'ordre inverse, pour remonter directement de l'hiver de la fin de la vie d'un homme jusqu'à au printemps des jeunes années et de la naissance, qui annonce aussi la mort future... la boucle est ainsi bouclée!) dans une partie bien justement intitulée 'The Seasons Unchained', quand la partition musicale triturée reflète alors du même coup une prédominance accrue de l'alchimie djent. Plus spécifiquement impétueuse sur un "Unleash the Hermod" (encore!) représentant la période de l'adolescence, plus brutale sur "The Unwaverings" (et ses choeurs pas tout fait aboutis même si l'on sent une recherche certaine...) qui coïncidence donc en toute pertinence avec le passage à l'âge adulte.
C'est néanmoins sur ce milieu d'album qu'Hord se fait légèrement moins convaincant malgré cette relation privilégiée entre textes et musique : il faut dire que si la polyrythmie chère à Meshuggah ou encore Misery Signals est tout à fait à même de véhiculer la confusion et la torture mentale du personnage d'Eli, ces riffs plus banals voire impersonnels en saccade - comme toute la jeune garde trouve épatant et "moderne" d'en pondre depuis ... plus de 10 ans, cherchez l'erreur!... - finissent par se retrouver un peu en décalage avec le propos du disque lorsqu'ils ne se mêlent pas brillamment aux autres sonorités plus contrastées comme c'est le cas en début d'album. Et c'est d'autant plus dommage que la fin de la galette est beaucoup plus mémorable, avec les monuments de richesse et d'émotion (consacrés à l'enfance) que sont "Kindermord" et "What the Thunder Said" (cette dernière, tout comme "On Collision Course" étant quasi-instrumentale, si on lui enlève juste les parties parlées et/ou narratives).
Là est le seul motif de chagrin qui m'empêche de gonfler davantage (!) la note de ce The Book of Eliot brillant et intense, véritable petit bijou peaufiné main par les Hord, du vrai travail d'orfèvre en soi mais qui, débarrassé de l'impact marquant et plus explosif du précédent The Waste Land, devrait également se défaire de ses riffs et gueulantes « jeunistes » devenus incongrus (et d'une froideur mathcore un peu hors-propos dans un tel contexte qui n'en garde que la complexité au détriment de l'impact), de même qu'une partie encore trop flagrante de ses influences (même si on ne va pas aller chialer non plus d'avoir des disciples convaincants de Townsend ou de Textures par chez nous!). C'est ce que l'on attend à l'avenir de cette formation de plus en plus prometteuse : qu'elle continue à oeuvrer pour de bon Hord des sentiers battus...
LeBoucherSlave
8/10