S'inscrivant dans une démarche constante d'évolution artistique depuis les débuts d'Emperor, Ihsahn est un artiste iconique de la scène black. Après de nombreux albums éclectiques et trois EP, il est de retour avec Ihsahn. Double album éponyme, plus exactement album double, il s'agit largement du travail le plus impressionant de Vegard Sverre Tveitan. Une version est metal, l'autre intégralement orchestrale ; les deux sont liées bien qu'indépendantes. Avec la présentation d'un tel produit fini, c'est avec fébrilité que l'on en a entamé les premières écoutes !
À ses racines ancrées dans l'ésotérisme et la violence du metal norvégien, Ihsahn incorpore sur chacun de ses albums solos des influences éclectiques. Parfois mélodiques, voire pop, lorgnant de temps en temps vers l'expérimental, elles sont le plus souvent progressives. Si le résultat peut parfois dérouter, le métissage habile des styles, le talent de composition et cette caractéristique voix d'outre-tombe restent toujours ce phare que l'on vient retrouver.
À mesure que le temps, les albums et les projets passent, il y a pourtant un domaine qu'Ihsahn semblait laisser de côté : le symphonique. Central pour Emperor, groupe dont il fut fondateur et chanteur, il n'y a paradoxalement qu'avec The Adversary qu'on retrouvait cet élément aussi présent dans ses albums. L'essentiel des suivants s'inscrivent plus dans un registre black progressif (voire simplement metal progressif), avec parfois des évocations symphoniques. Cela faisait donc très longtemps qu'Ihsahn n'avait pas replongé dans cette autre facette caractérisant profondément son style. Et le choix de le faire pour son album éponyme n'en est que plus logique encore. La décision de travailler sur une véritable orchestration classique achève de rendre l'expérience unique et monumentale !
Avant de plonger dans l’œuvre, une présentation d'Ihsahn s'impose. La pochette très sobre nous accueille avec les bois d'un cerf en noir et blanc, préface de la thématique choisie. Ce nouvel album est composé de huit titres et trois courtes parties orchestrales, servant d'ouverture, interlude dans la dynamique de l'album et clôture. Comme indiqué précédemment, il est disponible en deux versions suivant la même trame musicale. Attaquons par la version metal.
Ihsahn, version metal
L'introduction symphonique "Cercus Venator" nous prépare à l'épique qui arrive, d'abord toute en cordes feutrées puis gagnant en intensité. On retrouve la puissance des grandes bandes originales de John Carpenter ou John Williams, influences majeures d'Ihsahn sur cet album. Avant d'arriver au premier single "Pilgrimage To Oblivion", le premier contact s'effectue sur "The Promethean Spark". D'emblée, la dimension thématique du rite initiatique est évidente, comme la référence au mythe de Prométhée. Il y a treize ans, c'était déjà le cas pour le dernier Emperor, Prometheus: The Discipline of Fire And Demise. Le refrain est en ce sens déjà très éloquent : "And I could have stayed there, within the confines of order. I could have thrived there, never crossing the border." (Et j'aurais pu rester là, dans les limites de l'ordre. J'aurais pu m'épanouir là, sans jamais franchir la frontière). Ihsahn raconte le début du périple initiatique du héros de l'album, citadin des temps modernes qui va se découvrir un attrait pour la nature dans son univers froid, tout de béton vétu. C'est du moins ce qu'il croit.
Si les textes captivent sans mal, ce "Promethean Spark" se révèle un peu lent à démarrer sur le plan instrumental. Il faut attendre les premiers refrains pour retrouver une orchestration magistrale, le meilleur restant le break central ! On y retrouve une incroyable association entre le phénoménal jeu de batterie (signé Tobias Ørnes, qui partagea la rythmique avec Tobias Solbakk) et cette partie de percussions au xylophone assurée par Angell, le fils d'Ihsahn. "Pilgrimage To Oblivion" est lui beaucoup plus rentre-dedans et efficace. Ce titre, brutal comme aucun autre dans l'album, propose l'essentiel de ce qu'Ihsahn donne en général en solo. Les guitares sont stridentes, les riffs violents, la voix hurle, ça va très vite. L'orchestration est encore plus centrale que sur le premier titre et renforce l'intensité de cette entrée en matière.
Après l'excellent "Twice Born" qui conserve une large part de l'énergie de ce début d'album, on atteint la première bifurcation. "A Taste Of Ambrosia" ralentit largement le tempo et verse dans un registre beaucoup plus tragique. L'attaque de la mélodie nous évoque le "Unhealer" d'angL, et si le titre s'emballe au centre, c'est pour mieux retomber dans cette ligne mélodique d'une grande intensité. Avec ces dernières paroles, Ihsahn chante la fin de ce "premier acte" : "Weighed by despondency, I sank into acceptance. And to the sounds on singing sirens, transformation had commenced". (Alourdi par le découragement, j'ai sombré dans l'acceptation. Et au son des sirènes chantantes, la transformation avait commencé). Après cette première moitié d'album intense, l'interlude orchestral "Anima Extraneae" vient nous abreuver de ses parties riches. Le nouveau thème mélodique, que l'on retrouvera plus loin, apporte un peu d'espoir.
La dynamique a beaucoup changé lorsque les titres de la seconde partie arrivent. L'ambiance générale est moins dans la décharge rapide d'énergie, de riffs acérés et de blast beat. Les mélodies mélancoliques prennent le pas ici et deviennent centrales : le temps est à la désillusion. L'exemple le plus criant est peut-être "The Distance Between Us", dernier single de l'album. Les passages les plus poignants du titre trouvent difficilement des équivalents dans tout ce qu'a fait Ihsahn jusque là. Enfin, impossible de passer à côté de "At The Heart Of All Things Broken", la piste fleuve de plus de neuf minutes terminant l'histoire d'une façon magistrale. Après quelques moments forts et un emballement de la section orchestrale pendant le pont, le titre voit Ihsahn reprendre dans un chœur épique les textes de "Promethean Spark". La boucle est bouclée ! "Sonata Profana" achève alors l'album sur une touche de mystère, invitant à relancer l'écoute.
Vous l'avez compris, la version metal de ce Ihsahn est très réussie. Le plus impressionnant, c'est que la version orchestrale n'est clairement pas en reste. Elle est loin de faire de la figuration, ou de proposer simplement une version sans guitares de l'album. Sur de nombreux titres, elle offre même des versions encore plus intenses.
Ihsahn, version Orchestrale
Commençons par énumérer les points qui rapprochent les deux versions. Les trois courtes pièces "Cercus Venator", "Anima Extraneae" et "Sonata Profana" sont identiques à celles de la version metal. Tous les autres titres sont retravaillés, mais conservent à la fois le même ordre et les mêmes développements de mélodies que leurs pendants metal. En véritable esthète, Ihsahn a composé ses titres pour qu'ils sonnent bien à la fois joués par un orchestre et par une formation metal. Le travail est remarquable et le résultat bluffant : on n'a jamais l'impression d'écouter une version altérée, encore moins dépouillée du matériel original. On oserait même la remarque inverse : libérées des contraintes des guitares électriques, beaucoup de compositions révèlent plus de dynamique. On le ressent dès "Pilgrimage To Oblivion" et "Twice Born", transfigurées sans les riffs et les vocaux ravageurs.
Encore plus différent, "Blood Trails To Love", dont les refrains très catchy (voire pop) du titre metal sont remplacés par une entêtante section de cordes très mesurées. Les forts passages mélancoliques dispersés sur "The Distance Between Us" et "At The Heart Of Things Broken" deviennent encore plus mémorables dans ces versions orchestrales, quoique instrumentales.
Pour un néophyte de la musique orchestrale ou de film, c'est peut-être sur ce point que la préférence pourra se porter sur la version metal. Bien sûr, le chant hurlé d'Ihsahn ne collerait pas avec ces versions orchestrales, mais certaines lignes en voix claire, très douces et mélodiques, auraient cependant pu y trouver leur place. C'est aussi plus puissant pour véhiculer l'histoire, même si le langage musical est largement assez riche et intense pour pouvoir exprimer des choses lorsque l'on sait s'en servir, ce qu'Ihsahn vient de démontrer avec brio ici, si c'était encore nécessaire.
Le seul reproche que l'on pourrait faire à cette version orchestrale est son caractère travail de studio. On se prend à rêver d'une représentation live avec orchestre, mais d'après Ihsahn lui-même, les contraintes sont beaucoup trop grandes pour que ceci ait une chance de se produire. Il y a des plans pour défendre la version metal en live, et ce sera probablement tout. Dommage.
Pour son huitième opus en solo, Ihsahn réalise un tour de force ! Plus personnel que jamais, cet album éponyme symbolise à merveille son compositeur. Si la version orchestrale est bien plus de nature à surprendre l'auditeur habitué, les deux sont remarquables. La meilleure expérience reste toujours d'écouter les deux facettes d'Ihsahn, qui proposent leur propre interprétation des compositions. Si Ihsahn nous avait déjà habitué à expérimenter et changer fréquemment de cadre, il signe là son travail le plus abouti, et pourtant si naturel au regard de sa personnalité artistique. On ne peut que le saluer !
Tracklist:
Cercus Venator (Orchestral)
The Promethean Spark
Pilgrimage To Oblivion
Twice Born
A Taste Of The Ambrosia
Anima Extraneae (Orchestral)
Blood Trails To Love
Hubris And Blue Devils
The Distance Between Us
At The Heart Of All Things Broken
Sonata Profana (Orchestral)
Sorti le 16 février via Candlelight Records / Spinefarm / PIAS