Si Zeal & Ardor a déjà marqué les esprits par ce mélange unique de genres, entre gospel, black metal, et metal moderne, le projet était jusque là l’œuvre d’un seul homme, Manuel Gagneux, aux manettes à la composition et en studio. Pour le quatrième album, GREIF, ce dernier a décidé de changer les choses et d’accueillir en studio ses cinq compagnons de scène, qui l’accompagnent en live depuis plusieurs années. Manuel Gagneux (chant, guitare) et Tiziano Volante (guitare) étaient de passage à Paris il y a quelques semaines pour évoquer cette nouvelle sortie.
C’est la première fois que tout le groupe se retrouve en studio. Jusque là les musiciens donnaient corps à Zeal & Ardor sur scène, mais Manuel tu étais le seul aux commandes pour la composition et l’enregistrement. Peut-on parler d’une nouvelle ère ou s’agit-il seulement d’une évolution naturelle dans votre parcours ?
Manuel : Oui, cela nous a semblé naturel, comme une suite logique à ce que nous faisions déjà. Sur scène nous avons une certaine énergie ensemble, et cela nous a semblé normal d’emmener cette dynamique en studio. En tout cas je ne dirais pas que c’est une nouvelle ère ou une révolution pour le groupe, loin de là. C’est simplement un processus graduel, et même si on remarque beaucoup cette nouvelle étape, on fait juste les choses ensemble, et de façon plus honnête.
Tiziano : C’est simplement une question de communication, d’essayer des choses ensemble. C’est plus logique d’avoir des rôles différents au sein d’un groupe. Chacun de nous a ses centres d’intérêts, ses spécialités, si je peux dire. Finalement, ce qui nous rassemble et nous connecte, c’est cette démarche d’essayer des choses étranges au niveau musical, et faire en sorte que ça fonctionne. Jusque là ça a bien marché, je pense. [Manuel acquiesce]
C’est vrai que vous avez l’habitude de tourner ensemble, depuis 7 ans maintenant, et sur scène on ressent bien cette alchimie entre vous tous. Au fond, y a-t-il eu de la nouveauté dans cette expérience de l’écriture et de l’enregistrement en tant que groupe ?
Tiziano : J’ai trouvé que c’était vraiment similaire à ce que nous faisions dans le passé. Bien sûr, cette fois-ci nous avons eu des démos avant de passer en studio pour l’enregistrement de l’album, alors qu’avant on avait les masters finalisés et mixés à travailler, à arranger et à adapter à la scène. Pour GREIF, nous sommes donc intervenus une étape plus tôt. Mais une fois réunis en studio, on avait tous à cœur de délivrer la meilleure performance possible et d’obtenir le meilleur son possible, en ajoutant des variations par ci par là, et en échangeant beaucoup tous ensemble sur certaines idées et suggestions. Tout s’est passé de façon très naturelle.
Tu parles de variations ou de suggestions, cela veut dire qu’il y a certains éléments dans les morceaux qui n’étaient pas déjà écrits, composés, et planifiés ?
Manuel : Il y a peu d’éléments aléatoires dans l’album, je ne saurais pas estimer la proportion, peut-être 5 % ? (Rires) Mais certains de ces éléments laissés au hasard, ou de ces décisions sur le moment, même sur des choses minimes, ont eu un impact sur l’ensemble de l’album, c’est indéniable.
Tiziano : Je pense que c’est comme quand on joue sur scène. On a beau tout préparer, il y a toujours quelques particularités ou bizarreries qui viennent naturellement s’immiscer dans notre jeu ça et là, et c’est un peu ce qui fait que ça sonne comme du Zeal & Ardor.
Comme sur les précédents albums, GREIF compte beaucoup de morceaux (14), très différents les uns des autres, avec une multitude d’atmosphères et de styles. Et vous trouvez encore un équilibre entre agression et mélancolie, entre violence et douceur, la différence étant peut-être que ce dernier album semble plus lumineux que ses prédécesseurs.
Manuel : Personnellement, je n’arriverais pas à expliquer comment trouver cet équilibre, parce que je dois toujours pas mal expérimenter pour trouver ce qui sonnera le mieux. Mais en tout cas pour cet album, on pourrait dire qu’il s’agit d’une réaction à toute la tristesse de ce qui se passe dans le monde actuellement. Une sorte de réaction subconsciente, un peu comme une « audio-thérapie » que j’aurais faite. (Rires)
Tiziano : Exactement, comme si on avait essayé d’apporter quelque chose de plus réconfortant. On a fait déjà des choses très heavy dans le passé. Le côté lourd et heavy est toujours là, mais peut-être sous une forme un peu plus inattendue, surtout d’un point de vue strictement « metal » si on parle d’étiquettes. Bien sûr il y a des choses lourdes, du metal, et un côté sombre dans cet album, mais on y trouve aussi des côtés plus positifs, et plus calmes.
Sur les précédents albums, les thématiques étaient plutôt collectives, et on a pu y trouver des revendications, de la colère, de la dénonciation religieuse ou politique, de l’esclavage au mouvement Black Lives Matter (sur l’EP Wake of a Nation). Cette fois-ci on a plutôt l’impression d’une histoire plus personnelle, individuelle, à l’écoute de ce nouvel opus.
Manuel : C’est vrai. Disons que le champ d’observation est réduit sur cet album. En fait ça ne s’est pas fait de façon consciente au début, mais au fur et à mesure, les thématiques sont devenues plus personnelles, ou en tout cas plus intimes. C’est une part de nous que nous n’avions jamais montrée jusque là.
Tiziano : J’ai l’impression que même si la perspective est plus étroite, l’album ouvre quand même sur pas mal de choses qui parleront à beaucoup de gens. GREIF parle quand même de choses comme la confrontation au conflit, à l’oppression, mais d’une façon un peu différente. À première vue, je pense qu’on peut penser que les thèmes sont plus proches de nous, ce qui est probablement vrai : c’est un album qui est plus personnel au niveau des thématiques, même si musicalement nous avons exploré différents univers. Mais d’un autre côté il y a pas mal de choses en arrière-plan qui constituent un tableau plus large.
Je crois aussi avoir repéré, distillées dans l’album, pas mal de choses qui rappellent l’enfance, comme des mélodies de boîte à musique, des airs de berceuse, des parties sifflées, et des références à des légendes et traditions locales racontées aux enfants.
Manuel : C’est tout à fait ça. Je dirais que toutes ces petits symboles et éléments nous emmènent ailleurs, et c’est ce qui peut créer un énorme impact émotionnel, pour moi en tout cas. Entendre le son d’une boîte à musique, ça me transporte vers un autre lieu. Ce genre de petites choses dans la composition sert parfois de raccourci pour toucher le cœur de l’auditeur.
Tiziano : Oui, et il y a aussi quelque chose de léger et de joueur dans cet album, comme l’idée de ne pas se prendre au sérieux. Ça renvoie à des choses comme le fait de grandir, d’être confronté à la réalité de la vie, comment échanger avec le monde qui nous entoure. Le jeu, c’est quelque chose qui implique du courage parce qu’il faut essayer des choses plusieurs fois pour réussir, et c’est un domaine où on a le droit à l’erreur. Quand on joue c’est nécessaire de se tromper pour apprendre de ses erreurs. Et pour moi c’est un élément très important, de ne pas avoir de restrictions ou de règles trop strictes à suivre. Et je ne parle pas que dans le cadre créatif mais aussi sur comment aborder la vie en général. Il y a pas mal de choses dans la vie, même les tâches les plus basiques du quotidien, que l’on peut aborder comme un jeu, et ça devient plus facile.
Il y a aussi une forme de jeu dans GREIF, sur les extrêmes notamment. Les deux singles sortis jusque là, "to my ilk" et "Clawing Out", représentent bien cette collision des extrêmes, puisqu’il s’agit de la piste la plus douce et celle la plus agressive. Comme un effet de surprise dont vous avez le secret, car c’est un peu votre marque de fabrique.
Manuel : C’est juste que nous aimons surprendre. Et là, ça a été vraiment facile de le faire. On a pris le morceau le plus doux et celui le plus dur pour dire « Ok, voilà le point de départ celui d’arrivée, et tout ce qu’il y a entre les deux, vous le trouverez sur l’album ! ». [Rires] Mais pour l’effet de surprise, c’est un peu le serpent qui se mord la queue, car les gens s’attendent à être surpris, et donc en les surprenant de nouveau, il n’y a plus l’effet de surprise ! [Rires]
Parlez-nous de la pochette et de cette mystérieuse créature appelée Greif, sorte d’hybride de lion, d’aigle et de serpent, apparaissant dans une tradition locale.
Manuel : Greif, c’est une tradition vieille de 800 ans de notre ville natale [Bâle en Suisse, ndlr] célébrée avec une grande fête et une parade, lors de laquelle les habitants des quartiers plutôt ouvriers et populaires de la ville se rendent sur l’autre rive du fleuve, dans les quartiers plus bourgeois. Tous les enfants de la ville connaissent cette fête et y sont déjà allés et ont déjà vu cette créature. Ça nous évoque donc l’enfance d’un côté, mais aussi une certaine idée de lutte des classes. Cette tradition nous a marqués, et c’est quelque chose que nous voulions partager avec le reste du monde. Et en plus c’est vraiment quelque chose de cool à voir. (Rires)
Tiziano : Ce qui est sympa, c’est que c’est une tradition à laquelle on est habitués, mais qui est moins connue que le carnaval par exemple. Et ça mêle l’idée de lutte des classes ou de résistance à l’oppression avec beaucoup de gaieté, de légèreté, et même un côté un peu ridicule. C’est très intéressant en termes d’expression artistique. Et nous avons eu l’honneur d’avoir le masque original utilisé dans la parade pour la photo de la pochette, donc c’est vraiment super de voir notre œuvre liée à cette tradition très ancienne.
Je suppose que ce genre de visuel ne fera pas d’apparition sur scène ou ne changera pas votre scénographie lors des prochaines tournées ?
Tiziano : Non, cela devrait rester assez similaire, nous n’allons pas inventer quelque chose de complètement nouveau pour la scène. Avec le temps, bien sûr, nous avons pu voir ce qui fonctionnait et ce qui marchait moins bien. En revanche nous allons avoir une nouvelle production, avec davantage d’espace sur scène, mais aussi davantage de matériel à caser sur la scène ! [Rires] Que ce soit pour le son ou le lightshow, je dirais que ce sera assez similaire mais plus raffiné.
Vous avez fait quelques dates en festival cet été (dont une au Rock in Bourlon dans le nord de la France), et le mois prochain le public français vous retrouvera pour une date avec Heilung à Paris, au Zénith le 17 septembre. Quelle affiche !
Manuel : Oui, nous avons vraiment hâte. C’est vrai que nous évoluons dans deux styles différents, mais il y a en commun un côté rituel et cérémonial. Nous avons déjà fait deux dates avec eux il y a quelques temps et ça s’est super bien passé, ça a bien fonctionné. En tout cas, les gens qui ont détesté ne se sont pas manifestés ! [Rires]
Tiziano : Comme nous étions la première partie, nous avons joué pour leur public, en quelque sorte, et les réactions étaient extrêmement positives. Ça a été une surprise pour nous, d’ailleurs. Après tout, le public aurait pu réagir complètement différemment, ou nous ignorer, mais on a eu l’impression que les gens étaient vraiment ouverts à notre musique. Je pense que c’est aussi dû à leur son, qui permet d’unir pas mal d’univers différents, et sur ce point ça rejoint un peu ce qu’on essaie de proposer avec Zeal & Ardor.
Vous mélangez les genres également, en défiant toute sorte de classement dans une catégorie musicale unique, cela peut sans doute expliquer une certaine ouverture d’esprit du côté de votre public, non ?
Tiziano : Oui, c'est vrai. Il semble que nous touchons le public qu’on souhaitait viser, justement. Nous sommes extrêmement contents de ça, et ce n’était pas forcément évident, parce qu’on a beau mettre une intention derrière notre travail et se dire que ça s’adresserait peut-être surtout à tel ou tel public, on n’est jamais sûr que ça sera le cas dans les faits. Jusque là en tout cas, je pense que le public réagit vraiment comme on l’avait imaginé au moment du processus créatif, et c’est quelque chose que je trouve très intéressant.
Justement, cette association Zeal & Ardor / Heilung ne paraît pas plus étrange à première vue que plusieurs autres affiches sur lesquelles vous avez figuré dans le passé, que ce soit en salle ou en festival, et à chaque fois cela fonctionne. Ces dernières années nous vous avons vu, par exemple, ouvrir pour Meshuggah ou succéder à Ugly Kid Joe, et à chaque fois vous avez fait l’unanimité, y compris auprès d’un public pas forcément acquis à votre cause !
Manuel : Mais oui, c’est fou… et honnêtement, je ne saurais pas du tout expliquer pourquoi ! [(Rires]
Tiziano : Je pense que c’est ce qu’on essaie d’exprimer avec le groupe qui explique ça. Nous avons pas mal travaillé pour présenter au monde ces notions d’ouverture et de diversité, et ça semble payer, surtout depuis le dernier album je dirais [album Zeal & Ardor sorti en 2022, ndlr]. Cela veut sans doute dire qu’il y a un certain besoin de ces choses-là parmi le public. Après, d’un point de vue des bookers et des organisateurs de tournée, je suppose que ça implique un certain risque, en particulier quand on en était aux débuts et qu’on n’avait pas forcément une grosse discographie. Là, tout doucement, on commence à prendre conscience que oui, on fait ça depuis un moment et les gens semblent vraiment aimer notre musique, et donc ça nous a permis de gagner en confiance en nous, et en ce que nous faisons.
Et ce nouvel album n’est qu’une étape supplémentaire dans votre parcours, votre ascension, et une nouvelle occasion de toucher votre public.
Manuel : Malgré tout, pour nous, c’est encore un saut dans l’inconnu.
Tiziano : Oui, maintenant, cela ne dépend plus de nous. Nous verrons bien comment le public réagira, et nous espérons vraiment que ça plaira.
Interview réalisée en juin 2024.
GREIF, nouvel album de Zeal & Ardor, sort le 23 août 2024.
Zeal & Ardor se produira aux côtés de Heilung le mardi 17 septembre 2024 au Zénith de Paris – La Villette.