Mikael Åkerfeldt parle du nouvel album de Opeth, The Last Will and Testament

Lors du festival Motocultor en août dernier, nous avons pu nous entretenir avec Mikael Åkerfeldt, leader charismatique du groupe Opeth, tête d'affiche de la journée du vendredi. Le groupe suédois de prog metal s'apprête à sortir son quatorzième album The Last Will and Testament, l'occasion de revenir avec le frontman sur son processus créatif mais également sur l'ensemble de sa carrière. 

Tu es un grand collectionneur de disques, et je sais qu’on peut souvent te trouver chez les disquaires lorsque tu es en tournée. Je suppose que tu n’as pas eu l’occasion de faire du shopping de disques pour cette date précise ici à Carhaix, à quelques heures du passage d'Opeth sur la Dave Mustage ?

Moi, je vais toujours faire du shopping de vinyles. En fait, partir à la chasse aux disques tout autour du monde, c’est l’une des seules choses qui rendent la vie en tournée acceptable pour moi. À part le travail lui-même, c’est-à-dire le moment où l’on joue sur scène, visiter des magasins de disques est à peu près la seule chose que j’apprécie vraiment.

Et le reste ?

Je ne déteste pas totalement ça, mais tu sais, quand tu es en tournée, c’est bien aussi d’essayer d’avoir quelques trucs qui rendent ta vie aussi normale que possible. Ces choses-là, je les ferais de toute façon si j’étais chez moi.

Comment t’es venue l’idée, le concept de cet album, qui évoque un drame familial autour d’un héritage, histoire fictionnelle située au début du XXème siècle. Es-tu arrivé à cette idée avant ou après avoir écrit la musique ?

Eh bien, il fallait que je trouve quelque chose ! (Rires) Tu vois, pour moi, écrire de la musique, c’est d’une certaine manière facile à expliquer, mais aussi très difficile à décrire, parce que ça m’apparaît simplement à un moment donné, si tu vois ce que je veux dire. La plupart du temps, si je pense à la musique de ce dernier album par exemple, je ne me souviens pas d’avoir écrit telle ou telle partie. Et ce n’est pas pour dire que j’ai travaillé super vite ou quoi que ce soit. Ce n’est surtout pas pour me vanter, mais pour moi, la composition, c’est presque comme aller dans un jardin et cueillir des pommes. C’est juste là, si tu vois ce que je veux dire.

Mais le côté thématique, les paroles, ça peut être difficile pour moi, plus difficile que la musique, et donc ça me facilite la tâche quand il y a un concept. Je trouve ça plus facile d’être cohérent avec le sujet, et de ne choisir qu’un seul sujet, plutôt que de dire « cette chanson parle de ci, cette chanson parle de ça », et ainsi de suite. Je m’intéresse aussi au chaos familial, aux conflits familiaux, à la lignée et comment les membres d’une même famille peuvent se retourner les uns contre les autres, au moment, dans ce cas précis, de la découverte de l’héritage. C’est un peu l’intrigue générale, en quelque sorte.

En fait, je me suis intéressé à ce sujet sur le dernier album, In Cauda Venenum. J’ai écrit une chanson là-dessus et j’ai trouvé ça vraiment intéressant. (« Next of Kin » / « De Närmast Sörjande », ndlr) Tout est parti d’une interview que j’ai vue sur une émission de télé matinale, d’un frère qui avait perdu contact avec toute sa famille à cause d’un héritage. Lui et ses frères et sœurs ne se parlaient plus, parce qu’ils n’avaient pas touché des parts équivalentes au décès de leur père. J’ai trouvé ça vraiment fascinant. Et il y a aussi eu cette série, Succession, que j’ai trouvé vraiment géniale, très bien faite. Je ne le savais pas encore à l’époque, mais c’est devenu le point de départ de l’album. Un sujet vraiment intéressant, d’une certaine façon assez simple, mais qui évoque des questions extrêmement compliquées et délicates.

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Photo : Lil'Goth Live Picture. Reproduction interdite

Cette idée de base, je l’ai eue assez tôt, quand j’écrivais la musique. Et bien sûr, j’ai dû développer une histoire de mon côté, et j’ai commencé à écrire la musique, mais dès le début, je savais que les paroles allaient évoquer cette histoire, et je voulais que ça se passe dans un passé assez distant. J’ai un placé cette intrigue dans une époque qui ressemble aux années 1920, non pas parce que je suis un spécialiste, mais c’est juste que c’était une époque intéressante, d’une certaine manière, et aussi parce que les structures sociales étaient différentes à cette époque : la structure familiale, le fait que le statut de l’homme de la famille soit incontesté, et le rôle de l’épouse qui est même secondaire, simplement là pour s’occuper des enfants.

Cet homme, c’est le patriarche, un peu comme dans Succession, d’ailleurs. Mais ici, il n’y a pas vraiment de lutte de pouvoir entre ses enfants. Ils ne se battent pas les uns contre les autres. Ils s’attendent juste à ce que les choses bougent pour eux après le décès de leur père. Donc, l’album commence quand ses trois enfants (deux jumeaux, un homme et une femme, plus une autre fille) sont convoqués pour assister à la lecture de ses dernières volontés, de son testament. Au fil de l’histoire, le testament est révélé, dévoilant certains secrets sur le père lui-même mais aussi des choses sur les enfants qu’ils ne savaient pas du tout, ce qui va complètement bouleverser leurs vies.

Voilà la base de l’intrigue intéressante avec laquelle je pouvais commencer à travailler. Et je pensais qu’il fallait trouver autre chose car, tu sais, dans certains cas, le but du testament, c’est juste de savoir que tu obtiens tout ou tu n’obtiens rien... ce qui est déjà intéressant en soi (rire). Mais ensuite, c’est ma compagne qui a trouvé le twist, le coup de théâtre final. Elle s’appelle Klara Fors, elle jouait de la guitare dans le groupe Crucified Barbara. Elle est très douée pour ce genre de choses, qui l’intéressent aussi, et un jour, alors qu’on parlait de ce concept, elle a trouvé ce rebondissement en se demandant : « Et si la fille qui hérite de tout n’était pas sa fille ? » C’était le tournant de l’histoire. Ils sont en train de lire le testament, et les jumeaux, un garçon et une fille, entendent : « Tu n’es pas mon sang, et pour cette raison, tu ne recevras rien. Toi, ma fille de sang, tu recevras tout. » Mais dans la dernière chanson (« A Story Never Told », ndlr), qui n’est pas liée au reste du testament, une lettre arrive quelques temps après. La fille qui a hérité est maintenant riche, et elle reçoit cette lettre de sa mère, ancienne domestique du patriarche, expliquant qu’elle avait trompé le patriarche en lui faisant croire que sa fille était de lui. En réalité, le patriarche lui-même était stérile, il ne pouvait pas avoir d’enfants.

J’ai tout de suite pensé : « Oh, c’est un joli petit twist. » (Rires) Et quand c’est arrivé, j’ai vraiment pu travailler sur les paroles, et je me suis aussi mis à disséminer certains indices, d’une certaine manière, dès le début de l’album. Je ne pense pas l’avoir déjà dit, et personne pour l’instant ne l’a remarqué, mais par exemple, vers la fin de la première chanson (« § 1 », ndlr), il y a une sorte de morceau classique, et la mélodie qui termine ce passage classique est la même que celle de la dernière chanson, une sorte de ballade. (Il commence à fredonner la mélodie, ndlr). Donc certaines choses sont révélées assez tôt dans l’album… Tout ça a juste rendu les choses plus amusantes et intéressantes à travailler, c’était vraiment bien d’avoir ce package complet, si je peux dire. Tu sais, d’une certaine façon, je ne me concentre pas autant sur les paroles que sur la musique. La musique, pour moi, est peut-être plus importante, mais une fois qu’on a une idée, en tout cas ce que je pensais être une bonne idée comme celle-ci, de réussir à mettre ensemble paroles et musique, ça a vraiment changé les choses pour moi.

On dirait également que tu t’es bien amusé à mettre en scène cette intrigue musicalement parlant et aussi du point de vue du chant. Bien sûr, il y a le narrateur, Ian Anderson (Jethro Tull), qui a fait un travail incroyable, mais vocalement, on dirait que tu as adapté ta technique et que tu as vraiment apprécié interpréter des rôles variés dans cet album qui est très théâtral, finalement.

Oui, tout à fait. Ian a vraiment fait un travail incroyable. Quant à moi, j’aurais probablement chanté certaines parties différemment si je n’avais pas eu cette idée spécifique, ce concept en tête. Maintenant, ce serait difficile pour moi d’expliquer les différentes voix du personnage principal, pourquoi il utilise une voix death metal, s’il n’y avait pas ce côté narratif. Et il y a aussi des éléments qui ne sont pas dans le testament mais qui sont chantés et non écrits, comme les réactions des enfants... C’était juste une idée qui m’a semblé cool, de rendre les choses plus intrigantes en amenant toutes ces voix. La voix d'Ian est celle du patriarche qui parle directement à travers le testament, et parfois répétant ce que sa femme lui a raconté. Et certains des screams death metal pourraient symboliser sa paranoïa, ses angoisses, ses regrets et sa colère. Quand Joey Tempest (d’Europe, ndlr) chante les parties plus claires, il s’agit de flashbacks quand le personnage était plus jeune. C’est vrai que cette variété de voix a rendu l’ensemble plus intrigant. Il y a aussi autre chose, c’est que avec Opeth, ça a toujours été un principe pour moi de m’éloigner un peu de ce que font les autres musiciens, surtout dans le monde du metal. J’aborde les albums comme s’ils allaient être là pour toujours, ils doivent signifier quelque chose, ce n’est pas juste un putain d’album. Ça doit être autre chose. Et bien sûr, j’ai déjà fait d’autres albums-concept dans le passé, et ça m’a également inspiré. Cependant, celui-ci est unique, en tout cas pour nous. Je ne dis pas qu’il est meilleur ou pire, il est juste différent.

Cet album se distingue probablement dans votre discographie, et il représente peut-être aussi un tournant dans le parcours d’Opeth.

Oui, absolument. Tu sais, tout joue un rôle, tous les albums passés. Comme je l’ai dit, l’idée de tout le concept m’est venue au moment où j’écrivais l’album précédent. C’est inévitable que chaque album précédent joue un rôle dans ce que tu fais ensuite. Ensuite, musicalement parlant, il y a une partie de moi que je ne comprends pas vraiment, une sorte de pulsion qui fait que quand les choses vont bien, quand il y a ce sentiment de sécurité, j’ai envie de tout casser. Et je parle uniquement au sens musical (rire). Tu sais, je suis quelqu’un de très tranquille et très loyal, mes proches peuvent me faire confiance. Ce n’est pas ça dont je parle. Mais musicalement, c’est moi. C’est comme une forme d’expression artistique dans laquelle je ne veux jamais me sentir en sécurité. Et maintenant, même si on n’a sorti qu’un seul single, je sens déjà que cet album va attirer beaucoup d’attention, et je ressens déjà le besoin, d’une certaine manière, de détruire non pas l’album, mais la popularité qu’il pourrait obtenir (rire).

Crédit photo : Terhi Ylimäinen

Cette imprévisibilité, c’ est exactement ce qui rend la discographie d'Opeth si unique, et votre son si original. Même en tant que groupe, au vu des line-ups ou des groupes avec lesquels vous avez été associés, on pourrait dire que vous avez toujours été dans la scène, mais aussi, en même temps, un peu à part.

Tout à fait ! Et ça ressemble à une sorte de contradiction, parfois c’est étrange... et on ne cherche pas du tout à se mettre sur un piédestal en disant qu’on est meilleurs ou quoi que ce soit, mais nous pensons vraiment que nous sommes différents. Je laisse le soin aux gens de débattre pour dire si on peut plutôt parler de différent « bon » ou différent « mauvais », et bien sûr, si tu me demandes, je dirais que c’est un différent dans le bon sens du terme (rire). Mais oui, je veux dire, dès qu’on part en tournée, on est comme n’importe quel autre groupe, avec les mêmes merdes que n’importe qui. Mais c’est juste que ces choses-là... pour moi, les concerts, c’est sympa, mais ce n’est pas important, du moins pas aussi important que peut l’être un album. Ce qui est le plus important pour moi, ce sont les albums. Ils vont durer : après moi, ils seront toujours là et certaines personnes les écouteront après ma mort. Donc je considère ce genre de choses comme un contrat, d’une certaine manière, un contrat à vie où je m’engage à consacrer beaucoup, beaucoup de temps, de travail, de sueur et de dur labeur, sur ce que nous pensons être de la qualité. Et puis, bien sûr, je ne peux pas contrôler ce que les autres en pensent, mais de notre point de vue, ça fonctionne plutôt bien.

Beaucoup de gens sont bien d’accord ! Et parmi vos fans français, beaucoup sont impatients de retrouver Opeth sur scène en tête d’affiche à Paris le 21 février 2025 (à L’Olympia), et d’entendre certains nouveaux morceaux en live. As-tu déjà commencé à penser à comment les morceaux de ce nouvel album vont s'intégrer dans les futures setlists ?

Oui, j'ai réfléchi à ça. En fait certains journalistes m’ont demandé si nous avions l’intention de jouer l’album en entier. Ce genre de set, nous l’avons fait dans le passé, et je n’aime pas trop ça, pour être honnête. Pour moi, sur scène, je veux me sentir en sécurité, donc je ne veux rien laisser au hasard quand on joue en live. Je suis là en tant qu’artiste de scène, et ce n’est pas une activité créative pour moi. Je ne m’occupe pas vraiment de ça dans le groupe. On peut mélanger les chansons, jouer quelques nouvelles chansons ou ce que tu veux, mais en fin de compte, tu ne pourras pas mettre tout le public dans ta poche si tu joues uniquement la musique que toi tu veux jouer – et pourtant, à un certain moment on a aussi essayé ça, et les retours ont été... franchement mauvais ! Donc j’ai un peu changé d’avis sur la question : tout ce que je veux, c’est que les gens quittent nos concerts en se disant : « C’était cool, j’ai aimé ! J’ai pu entendre ma chanson préférée de cet ancien album. »

Opeth a souvent fait des concerts ou des tournées entières où les setlists étaient choisies par le public, d’ailleurs. C’est le cas pour cette tournée estivale en Europe que vous terminez ici au Motocultor.

Oui, on fait ce genre de choses. Mais tu sais, quand je suis sur scène, je n’ai absolument aucune intégrité : peu importe ce que tu veux entendre, on va le jouer. (Rires) En revanche, sur l’idée de jouer l’album en entier, c’est non. Tu ne peux pas entrer dans ma tête et me faire changer. Ça ne marche pas. Au lieu d’avoir peur de cette partie de ma créativité, de notre créativité, nous l’avons plutôt acceptée encore davantage. C’est la force de ce groupe : ce côté imprévisible.

Sur scène, il y a quelques jours, quelqu’un a demandé si vous alliez jouer les nouveaux morceaux, et tu as répondu que c’était impossible car vous n’aviez pas encore appris à les jouer. Il y a cette dissociation complète entre l’écriture, et le moment où tu te prépares pour les tournées.

Oui, c’est complètement différent. Justement, j’ai beaucoup parlé de ça aujourd’hui avec notre management, parce qu’en ce moment il y a toute une machinerie qui se met en place avec la promotion, je dois parler de cet album, faire des vidéos, etc, et je me dis « Pfff, je n’en suis pas encore là ». Pour moi, en tout cas, la performance et la création sont comme deux choses séparées, presque comme un dédoublement de personnalité, donc c’est un peu difficile de m’occuper des deux en même temps. En revanche, ce qui est sûr, c’est que lorsqu’on présentera les nouvelles chansons, il faut que ce soit dans un environnement sécurisé où on sait exactement ce qu’on fait, où on est au point sur l’enchaînement des titres et la setlist. Nous ne sommes pas un de ces groupes qui va jouer quelque chose de nouveau tant que tout le monde dans le public n’a pas eu au moins l’occasion de l’écouter au moins une fois.

Interview réalisée en août 2024 au festival Motocultor.



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