Bigelf – Into the Maelstrom

 Bigelf nous fait la grosse totale ? ...


S'il y a bien une appellation de galvaudée aujourd'hui, c'est cette étiquette de "progressif" que l'on colle à tort et à travers au premier groupe venu, dès lors que celui-ci vient à s'écarter un tant soit peu des standards communément attendus en terme de structures, de fusion des genres, ou bien juste quand ses membres donnent l'impression de vouloir faire trop grande démonstration de leurs capacités instrumentales. Peu importe que cela serve la pertinence artistique du propos, la cohésion du morceau ou rien de tout cela...

Le fait est que, oui, Bigelf sur son nouvel album Into the Maelstrom se positionne définitivement comme un groupe de rock progressif. Et pas « un de plus » comme on pourrait avoir le réflexe de penser, mais un authentique vrai de vrai celui-ci, de ceux qui donnent au genre toutes ses lettres de noblesse et sa raison d'être sans pour autant se révéler une bête réplique prévisible et ennuyeuse de formations existantes ou préexistantes, en bref tout sauf un groupe comme les autres.

C'est d'ailleurs en bonne place sur l'affiche de la tournée 'Progressive Nation 2009' de Dream Theater que le groupe de Los Angeles explosera encore davantage, à juste titre, avec dans sa besace l'énorme Cheat the Gallows de 2008, accueilli comme il se doit aussi bien par les critiques que par ... le grand public ! Il faut dire que Bigelf a réussi à s'attirer les faveurs de l'influente Linda Perry (4 Non Blondes) qui, non contente d'assurer quelques choeurs sur l'album, les signe également sur son label Custard Records (également la maison de disque d'un certain James Blunt, pour tout vous dire...). Le combo bénéficiait alors déjà d'une solide assise hors de ses frontières, grâce à  une tournée Européenne couronnée de succès et un deuxième album, Hex, sorti pour le compte de Warner Music. Sur ses propres terres, il peut également compter sur une base de fans dévoués depuis la parution en 1996 de son premier opus Closer to Doom, qui annonçait déjà la couleur 'Sabbathienne' et les a établis parmi les "pères" du mouvement « doom psychédélique » aux US (c'est pas bien, je paraphrase 'Wikipedia', mais en même temps il s'agit là de données indéniables !...).

Toujours est-il qu'à ce moment-là, Bigelf a pu céder à quelques sirènes en développant un concept un peu fou de 'grand cirque musical' tout en extravagances, et en épousant des formats plus 'radiophoniques' ("Money, it's Pure Evil", le single très 'Lenny Kravitzien' de Cheat the Gallows en tête, mais également d'autres titres plus "accessibles" sur ce même album).

bigelf 2014

Pour autant, il y a cette éternelle griffe "progressive" qui leur colle sans relâche à la peau... Et si Bigelf a pu tourner avec de grands noms du genre comme Opeth, Dream Theater, Pain of Salvation ou encore Porcupine Tree, c'est bien plus loin qu'il vous faudra remonter au niveau de leurs influences (au passage, le groupe existe quand même depuis 1991 !) et donc des fondements-même de cette singulière écriture, pour en revenir aux véritables précurseurs, peu importe que l'on soit plus Beatles ou bien plus Pink Floyd...

Et pour les quelques égarés à qui cela n'évoquerait que de mièvres « she loves you, yeaaah » ou un «another brick in the wall» vindicatif, rappelons encore (tout en leur suggérant avec insistance l'écoute attentive du Revolver, du Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band et du Magical Mystery Tour des premiers - voire même du medley à la fin du Abbey Road - , ainsi que toute la discographie de la période 70's notamment des seconds), rappelons donc si besoin en est encore à quel point la jonction de ce sens mélodique hors du commun avec cette perpétuelle quête de réinvention de l'écriture et d'expérimentation sur les sons aura contribué à faire de ces groupes des pionniers en matière de musique contrastée et évolutive, et à l'avant-garde de toute une scène.

Il n'est donc absolument pas contradictoire de dire que Bigelf sonne aujourd'hui plus "prog" que jamais et dans le même temps que le groupe n'a jamais eu non plus à ce point une résonance 'Fab Four' aussi prononcée... Pour le grand bonheur des nostalgiques de la démarche artistique majoritairement établie à la fin des 60's et tout au long des 70's dans le sillage des quatre de Liverpool.
 


Pourtant, dès l'entame de ce Into the Maelstrom sur le fanfaronnant "Incredible Time Machine" - sorte de relecture spatiale pour le XXIème siècle du mythique "Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band" de 'qui-on-sait' - avec sa dimension théâtrale et ici pseudo-horrifique, c'est vraiment comme si l'on restait encore dans la continuité sonore du grand 'Bigelf Circus' de Cheat the Gallows, comme s'il n'y avait pas eu ce hiatus de 6 années (rendu plus inquiétant encore par la décision du leader Damon Fox de faire un break à durée indéterminée en 2010, soit quelques mois après le douloureux décès - à l'issue de plusieurs années de coma - de son ancien comparse guitariste A.H.M. Butler-Jones). Sensation de familiarité donc, et effet garanti si l'on écoute ce titre directement après ceux du précédent album... Impression encore renforcée à la vue du format court de certains titres, qui laisserait de nouveau présager d'une énième dimension 'radiophonique' recherchée.


Tout faux ! Car même sur ses titres les plus 'calibrés' - en apparence -, Bigelf continue de développer une complexité "verticale", pourrait-on dire, superposant les arrangements psyché - où vient souvent se greffer un mellotron chaleureux ou encore des sonorités futuristes - pour aboutir à ce niveau de délicate et bouillonnante sophistication qui caractérisait les titres les plus entreprenants encore une fois de Lennon et Sir McCartney avec leurs 'Scarabées' de laboratoire, mais dans un cadre cette fois plus moderne qui ne cherche pas à exploiter le filon « revival-rétro » autrement que par ce savoir-faire puisé chez les anciens.

C'est ainsi que l'extravagances et les excentricités de Cheat the Gallows laissent rapidement place à une forme de folie moins festive et autrement plus pathologique, schizophrène à ses heures, et que nous reviennent alors à l'esprit les expérimentations d'un Bowie ou encore les morceaux les moins enlevés et les plus ésotériques et 'psyché' du Blue Öyster Cult de Cultösaurus Erectus ou de The Revölution By Night (la fureur électrique en moins, la lourdeur heavy en plus).
Quant à justement ce côté 'psyché' affiché par le groupe depuis ses débuts, on est encore dans cette même continuité bien plus proches pour le coup de la facette 'dérangée' et énigmatique du Uriah Heep de Return to Fantasy ou de The Magician's Birthday (avec cette même dimension "dramatique" de 'story-telling' parfois) que des substances illicites à outrance d'un Hawkwind par exemple...

Le ton se fait d'ailleurs volontiers plus sombre, mélancolique, plus contemplatif et emprunt d'introspection aussi. A cet  égard, jamais le titre d'un album ne nous aura aussi bien renseigné sur les circonstances tumultueuses de sa gestation... Damon Fox porte le deuil de son défunt ami et la lourde nécessité de remplacement de la moitié de son personnel sur ses épaules, exorcise ses démons intérieurs à des fins cathartiques via une interprétation-incarnation pleine d'emphase, parfois à la croisée des chemins entre le Alice Cooper de Welcome to my Nightmare et un autre 'fox' bien connu, à savoir Monsieur le 'Renard' Peter Gabriel au sein de Genesis. Notre homme redoute également les tourments cette fois à venir, entre scénarios des plus pessimistes pour le destin de notre planète et décors post-apocalyptiques accompagnant celui de notre humanité. Fatalisme désabusé qui n'empêche pas d'aller de l'avant, par exemple sur un grondant "Hypersleep" qui sporadiquement réveille (!) la rageuse fibre Black Sabbath du combo, tout autant que la cadence macabre du sombre "Edge of Oblivion" (les similitudes par moments avec Osbourne nous rappellent d'ailleurs à quel point celui-ci fut lui aussi en tout point influencé par les Beatles). Rage et frustations qui bouillonnent donc et peinent à se contenir dans le sifflement de la 'cocotte-minute' sous pression tout au long d'un album qui reste quand même sacrément 'heavy' !...

 

La dernière moitié d'"Alien Frequency" donne l'occasion à la nouvelle recrue de choix, l'hyperactif Mike Portnoy (ex-Dream Theater), de ne plus savoir où donner de la tête derrière ses fûts, comme pour marquer la singularité et l'étrangeté de cette 'Rencontre du 3ème Type' en musique que constitue le titre, et plus largement cet OVNI musical qu'est Into the Maelstrom. Notre expansif "pieuvre à baguettes" se montre toutefois agréablement plus sobre sur tout le restant de l'album, s'effaçant pour ne faire parler que son groove et son feeling comme jamais auparavant. De ce fait, l'événement que constituait son intégration tourne finalement au non-événement tant la musique l'emporte sur le choix du musicien, même si on apprécie donc de découvrir un peu plus de finesse et de retenue que de surenchère dans son jeu (sauf sur les somptueuses descentes de toms, mais ce n'est pas là pour nous déplaire !). Notons quand même au passage que le touchant "Theater of Dreams" se veut évidemment un clin d'oeil à l'acrimonieux divorce d'avec ses anciens camarades...

La facette plus prog' traditionnel se fait, elle, sentir sur un "Vertigod" (pourtant très court !) ou sur le morceau-fleuve éponyme, et de manière générale dans le traitement des chansons les plus 'pop' ("Control Freak" en tête) : le tout nous évoquerait presque les bonnes oeuvres d'un Neal Morse aussi bien en solo que dans Spock's Beard ou Transatlantic. "High" quant à elle laisse planer une atmosphère nostalgique et planante digne des pionniers Pink Floyd, et que chérirait sans problème un Steven Wilson (Porcupine Tree), à l'instar d'ailleurs d'un "Mr. Harry McQuhae" dont les couplets calmes et mélancoliques rappelleraient même Blackfield avant que la patte 'Beatles' (que l'on retrouve d'ailleurs de plus en plus aussi dans le combo d'Aviv Geffen...) ne reprenne le dessus !
 

Riche en émotions, riche par ses mélodies, ce Into the Maelstrom est peut-être et aussi au final un album "risque" au vu de sa propension à décontenancer : sans doute trop long, avec trop de contrastes au sein de chaque titre, plus trace de 'singles' évidents cette fois, et la voix exaltée de Fox qui encore une fois ne manquera pas de déconcerter ceux qui la découvriront sur cet album-ci.

Mais Bigelf reste avant tout et malgré tout une énigme qui ne demande qu'à être percée à jour. Pour tant soit peu que quelqu'un y parvienne un jour !

Shine on you, crazy Damon ...

LeBoucherSlave
 

8,5/10

Disponible depuis le 3 mars chez InsideOut Records

bigelf new album into the maelstrom band promo pic 2014

NOTE DE L'AUTEUR : 8 / 10



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