"Un album solo est la dernière chose que je voulais faire"
Alors en pause de composition pour Nightwish, Tuomas Holopainen, claviériste et leader du groupe, en a profité pour se consacrer à un projet qui lui tenait à coeur : mettre en musique la bande dessinée La Jeunesse de Picsou de Don Rosa. Il explique ici la genèse de ce projet, ses influences et ce qu'il en tire, sans oublier d'évoquer ses visions artistiques et ses projets pour Nightwish, avec honnêteté et simplicité.
- Interview réalisée conjointement avec Carmyn
Bonjour Tuomas et merci de nous accorder cette interview. Tu sors ton premier album solo, Music inspired by the Life and Times of Scrooge McDuck. Combien de temps cela t’a pris ?
L’idée m’est venue en 1999, donc ça fait plus ou moins 15 ans que j’ai commencé ce projet. Cela ne veut pas dire que j’ai écrit des chansons pendant toute cette période. Cela fait environ deux ans que je suis dessus à plein temps.
Avant de te mettre à ce projet, avais-tu pensé à aborder le sujet avec Nightwish ?
Pas vraiment, j’avais pensé dès le début à faire une bande-son de l’ensemble du livre, ce qu’il mérite. J’avais aussi quelques soucis avec moi-même, car faire un album solo est la dernière chose que je souhaitais faire. Je n’ai pas du tout l’ambition de démarrer une carrière solo et l’idée de sortir un album avec le nom Tuomas Holopainen sur la pochette ne me plaisait pas. Mais c’est une démarche tellement marginale et personnelle que ce serait injuste envers les autres membres du groupe de sortir un concept album sur Picsou sous le nom de Nightwish. Ce projet n’a pas autant de signification pour eux que pour moi, donc cela n’aurait pas de sens. Donc sortir un album solo est la seule solution. Je me suis quand même assuré que mon nom soit écrit en petit sur la pochette. [rires]
On retrouve de nombreux artistes invités sur ce projet, comme Tony Kakko (Sonata Arctica), Troy Donocley (Nightwish), Pip Williams (qui s’est occupé des arrangements orchestraux dans Nightwish)… Qu’est-ce qui t’a motivé pour les choisir ?
Je savais depuis le début que j’aurais besoin de beaucoup d’artistes invités, je voulais inclure tous les éléments ethniques nécessaires. Picsou va dans l’ouest sauvage américain, mais aussi en Australie et en Ecosse. Donc il faut du didgeridoo, du banjo, de la cornemuse… Il nous fallait aussi beaucoup d’éléments orchestraux, du coup, l’orchestre symphonique de Londres a été un choix évident du fait de notre collaboration avec Nightwish, je connais bien les gens et collaborer avec Pip a toujours été facile. Concernant les interprètes et les musiciens, j’ai réuni mes amis les plus proches. C’était comme une famille qui fait un album. Je voulais y apporter cet aspect de proximité pour que ça ressorte dans le disque.
Parlant des instruments, on retrouve une vaste variété de sons dans ce disque. Peux-tu nous parler des instruments utilisés ?
On a l’orchestre, avec tous les instruments habituels qui s’y rapportent, mais on a aussi beaucoup de percussions ethniques, on l’entend bien à la fin du single "A Lifetime of Adventure". La caisse claire est remplacée par des chaines qui tapent sur un baril de pétrole. Il n’y a pas de charley, mais un tambourin. Dans la chanson "Dreamtime", qui se déroule en Australie, on a des bâtons de pluie avec le didgeridoo qu’on entend tout le long. On s’est arrangés pour ne mettre aucun sample sur le disque.
Tu sembles avoir une passion pour la musique ethnique, on retrouve d’ailleurs des éléments de musique indienne sur "Creek Mary’s Blood" [Once – 2004].
J’ai beaucoup d’intérêt pour les musiques anciennes, où tu sens qu’elles datent d’il y a 2000 ans. Certains instruments me procurent bien cette sensation, comme le didgeridoo ou les cornemuses irlandaises, qui ont une touche enchanteresse. On avait utilisé le kantele, l’instrument national en Finlande, dans "Last of the Wilds", de l’album Dark Passion Play (2007). Cela apporte une profondeur sonore. Cela ne veut pas dire que je suis réfractaire à la technologie dans la musique. J’adore le son électronique du clavier qui imite les ensembles de cordes à la manière d’Hans Zimmer. J’adore l’utilisation qu’en fait Vangelis aussi, c’est un de mes héros, Oceanic est mon album préféré.
Comment penses-tu que ces artistes influencent ta musique ?
Je pense que tout ce que tu aimes écouter t’influence. Que ce soit conscient ou inconscient, c’est naturel. Cela fait 20 ans que j’écoute Vangelis, donc cela ressort dans mes compositions d’une manière ou d’une autre, comme Hans Zimmer ou Metallica. Je me suis d’ailleurs posé une question : si tu vis 20 ans dans un placard sans écouter de musique, qu’est-ce que tu ferais comme musique à l’arrivée ? Tout l’art que tu créées doit venir de quelque part. J’emploie certains types d’accords et certaines mélodies parce que j’ai écouté de la musique occidentale toute ma vie. Ces accords que j’utilise sont, d’une certaine façon, des versions différentes de ceux déjà utilisés par Metallica et Pantera, que j’adapte à ma sauce. Du coup, qu’est-ce que ça donnerait si je n’avais jamais entendu de musique mais que je voulais écrire des chansons ?
Lors de notre précédente interview, tu avais déclaré que cette histoire était ta préférée avec Le Seigneur des Anneaux. Peux-tu nous parler de ce qu’elle signifie pour toi ?
Quand tu évoques Picsou aux gens, ils pensent à un vieil homme très riche, grincheux et pessimiste. C’est un de ses côtés, mais, avec ce projet, j’ai voulu mettre en avant la mythologie qu’avait développée Don Rosa. Le livre La Jeunesse de Picsou peut être lu comme une histoire superficielle, mais il y a tellement de métaphores, notamment sur le privilège de la vie. C’est merveilleux d’être en vie, nous n’en avons qu’une, alors profitons-en à fond, faisons de notre vie une aventure et c’est ce que Picsou nous apprend. Sois courageux, acharné et honnête dans tout ce que tu fais. Il a de bonnes valeurs. L’argent n’a pas de signification spéciale pour lui, sinon, il le dépenserait. L’argent ne représente que des souvenirs pour lui. Ce sont ces souvenirs et ces aventures qui ont de la valeur à ses yeux. C’est pour cela qu’il ne dépense jamais un centime. C’est une grande leçon qu’il nous donne. Picsou est l’une de mes plus grandes idoles, Don Rosa aussi, pour lui donner la vie.
Parlant de Don Rosa, qu’est-ce que ça a fait de collaborer avec lui pour ce projet ?
Le rencontrer était un peu un moment fanboy pour moi. C’est un de mes plus grands héros dans la littérature. Après quelques instants de persuasion, il a accepté de faire la pochette et d’apparaître dans le clip d’"A Lifetime of Adventure" et il sera à la release party de l’album en Finlande. Donc il est vraiment investi dans le projet maintenant, ce qui est excellent. Il est content de ce qu’il entend, il aime les chansons. C’est une belle collaboration.
Il avait l’air très touché par les chansons de ce disque.
Oui, c’était un moment très fort en émotions. C’est arrivé aux Studio Petrac en octobre dernier. Il a été très touché, tout comme moi, quand j’ai vu sa réaction. Cela fait partie des grands moments dans une vie. Au début, quand je lui ai présenté mon projet, il y a de ça quatre ans, je ne pense pas qu’il m’avais vraiment pris au sérieux, je ne peux pas lui en vouloir. Quand je lui en avais parlé, il avait répondu « ah d’accord. D’autres ont essayé avant, donc, vas-y, on verra bien ». Le premier e-mail de réponse que j’ai eu de lui parlait de la pochette. Il voulait la faire, mais il ne pensait pas en être capable. Il n’avait rien dessiné en 5 ans, il n’était pas sûr de pouvoir s’y remettre. Il faut aussi ajouter à cela ses problèmes de vue. Je lui ai répondu que quoi qu’il fasse, le résultat sera magnifique. Je ne me suis pas trompé, le croquis de la pochette en noir et blanc qu’il m’a ensuite envoyé m’a soufflé.
On peut faire un parallèle entre l’histoire de Picsou et celle Scrooge dans Un chant de Noël de Dickens. On voit qu’il est détesté par ceux qui le voient de l’extérieur, mais quand on s’intéresse plus à sa personnalité, on découvre un homme différent. Penses-tu que ce point de vue peut s’appliquer à un artiste comme toi ?
C’est une question intéressante, et je pense qu’on peut tous se retrouver dans cette optique, notamment quand tu es un personnage public. Ce que j’ai appris, c’est que tu ne peux jamais affirmer quoi que ce soit sans preuve tangible. Tu ne peux pas juger quelqu’un que tu n’as jamais eu l’occasion de rencontrer et de connaître. Il faut garder l’esprit ouvert.
Est-ce qu’écrire sur un personnage qui a marqué ton enfance peut être un moyen d’y revenir ?
J’apprécie toujours autant le livre que quand j’étais enfant, du coup, je ne reviens pas vraiment en enfance, puisqu’elle m’accompagne toujours. En fait, je ne pense pas que les gens grandissent. On reste enfant jusqu’à notre mort, et ce dans plusieurs sens du terme. Je connais des gens que je vois comme des adultes et des gens plus vieux que moi qui agissent de manière aussi enfantine que moi il y a 30 ans. Donc les gens gardent les mêmes soucis et les mêmes fantômes toute leur vie. Ils grandissent physiquement, mais restent les mêmes à l’intérieur.
Dans le DVD End of Innocence [documentaire sur l’histoire de Nighwish sorti en 2003] tu parles de l’enfance d’une manière nostalgique. Penses-tu que c’est dans l’enfance qu’on trouve les graines de la créativité ?
Me concernant, je pense que l’enfance détient les graines de l’innocence et de l’inspiration. Je pense que l’être humain est né innocent et que c’est quelque chose qu’on devrait essayer de retrouver dans notre vie. Malheureusement, c’est impossible dans le monde dans lequel on vit. Je peux, quand j’en ai besoin, essayer de retrouver cette source en me concentrant sur ce que j’étais à cette époque. C’est une source infinie de chaleur et de bonheur. Je suis privilégié parce que j’ai eu une très belle enfance, ce que beaucoup de gens n’ont pas.
Puisque ce projet ne porte pas l’étiquette metal, as-tu eu des difficultés à le sortir sous le label Nuclear Blast ?
A vrai dire, j’étais très surpris que Nuclear Blast me propose de signer ce projet. Au début, je leur ai demandé s’ils voulaient le sortir ou s’ils connaissaient un label qui serait intéressé et ils ont immédiatement accepté de sortir cet album, ce que j’ai pris comme un énorme compliment et un gage de confiance. Je les en remercie.
As-tu d’autres projets musicaux en cours de route à part Nightwish ?
Pour l’instant, je me concentre sur Nightwish. Je ne peux faire qu’une seule chose à la fois. Ce sera 100% Nightwish jusqu’au début de l’année prochaine, il faut finir l’album et l’enregistrer. Notre deadline est fixée à janvier prochain, tout doit être prêt à ce moment-là, comme ça, l’album pourra sortir en avril 2015. On sera très occupés, mais on va aussi bien s’amuser.
Où en es-tu dans le processus de composition ?
Ça se passe très bien, j’ai presque toutes les chansons de prêtes, Marco [Hietala, bassiste et chanteur] a aussi de belles choses à proposer. Je pense qu’on aura 11 ou 12 chansons sur l’album, dont une très longue. C’est encore un peu tôt pour en parler en détail, mais ça s’annonce bien !
Avec ton expérience, quel conseil donnerais-tu aux autres musiciens ?
Je pense qu’il faut éviter du mieux qu’on peut le calcul. Il ne faut pas penser au public, au label, ni même aux autres membres du groupe quand on écrit. Il faut rester le plus honnête possible. Si une chanson fait 7 minutes, il ne faut pas se dire qu’elle est trop longue pour passer à la radio. Si elle a besoin de 7 minutes, qu’on lui donne 7 minutes. Il ne faut pas trop réfléchir et laisser les choses venir d’elles-mêmes. Je pense que c’est le plus important conseil que je peux donner et c’est ainsi que j’ai toujours travaillé. Il faut briser les barrières et transgresser les règles. Au final, fais la musique que tu aimerais écouter et qui manque à ce monde.
Arrives-tu à conserver ton humilité malgré le succès de ton travail ?
Je ne prends jamais rien pour acquis. De plus, j’ai réussi à atteindre une certaine paix intérieure qui fait que je ne suis jamais stressé à l’idée de sortir un album. Il y a 10 ou 15 ans, je l’étais, mais maintenant, quand je sais que j’ai donné le meilleur de moi-même, je n’ai plus besoin de m’inquiéter à propos de la réaction des gens. Quand les autres membres du groupe sont aussi heureux que moi, c’est déjà une victoire, donc on n’a plus besoin d’être inquiet. Ce qui me permet de rester humble, c’est le fait de me rendre compte du privilège que j’ai. Il faut se rendre compte de tout ce qu’on a dans cette vie : l’amour, les amis, la musique, les aventures et au-dessus de ça, j’ai la chance de faire ce travail avec des gens que j’apprécie. Se rendre compte de ça te permet de relativiser quand tu te plains de quoi que ce soit.
Penses-tu que le pays d’où tu viens influence ta personnalité ?
Absolument. L’environnement, la manière dont mes parents m’ont élevé, la nature des Finlandais, qu’on acquiert avec le lait maternel a une grande influence sur ce qu’on devient. Chez les Finlandais, il y a un fort sentiment mélancolique et sombre.
Photos : ©2013 Fanny Storck.
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