Tomas Lindberg, chanteur d’At the Gates

"L'âge nous a fait gagner en sagesse"
 

Au jeu des retours, At the Gates fait fort en sortant At War With Reality 19 ans aprés son prédecesseur. Le groupe a eu le temps de retrouver toute son inspiration, aussi bien sur le plan musical que textuel. C'est ce qu'explique le chanteur Tomas Lindberg dans cette interview qui évoque le passé, le présent et le futur proche du groupe, ainsi que tout ce qui gravite autour de l'album. Rencontre avec un passionné.

Bonsoir Tomas et merci de nous accorder cette interview.

Merci à toi. On fait beaucoup d'interviews pour cet album, ça fait plaisir de voir que plein de monde est intéressé.

Il y a de quoi s'intéresser au disque, notamment dans le fait qu'At War with Reality soit le premier album d'At the Gates qui sort en 19 ans.

Oui, certes. Pour ce disque nous étions bien préparés. Nous avons travaillé dessus pendant un an avant d'entrer en studio. C'était important pour nous de choisir Fredrik Nordstrom à la production, car nous voulions être dans un environnement où nous nous sentions en sécurité, avec des gens en qui nous avons confiance. Nous sommes un groupe très soudé et nous entretenons l'honnêteté entre nous, mais pour nous ouvrir en tant qu'artistes, il faut que le producteur soit dans le même état d'esprit. Cela faisait déjà longtemps que nous jouions sur scène ensemble, lors des tournées de reformation, nous avons passé beaucoup de temps à répéter pour cet album, du coup, être en studio ne semblait pas énorme. Quand tu commences à t'en rendre compte, le stress arrive, mais sinon, nous sommes juste un groupe en train d'enregistrer un album, nous sommes toujours inspirés !

Quand vous vous êtes reformés en 2007, il était juste question de faire des tournées. Comment l'idée de faire un nouvel album s'est-elle développée ?

Je pense que ça s'est développé en chacun de nous de manière individuelle, ce n'est pas quelque chose dont nous avons vraiment parlé entre nous. En fait, ça s'est passé comme ça aurait pu se passer pour n'importe-quel groupe, hormis l'écart de 19 ans avec le disque précédent [rires]. Anders [Björler guitare] m'a fait écouter quelques riffs et m'a demandé mon avis, j'ai aimé, du coup c'était une manière de se manifester pour commencer à faire quelque chose de nouveau. Nous avons fait attention à notre approche, à ne pas trop y réfléchir pour ne pas nous mettre de pression inutile. Nous avons composé l'album en secret pendant huit mois et avons commencé à en parler une fois que l'album était planifié. Pendant ce temps, nous nous étions dit que si les résultats n'atteignaient pas nos exigences, nous aurions pu laisser tomber ce projet et personne n'en n'aurait rien su, ou nous aurions pu le sortir sous un autre nom si cela s'éloignait trop d'At the Gates. Plusieurs possibilités se sont présentées à nous. Du coup, nous avons pu occulter les pressions extérieures et les a prioris négatifs émanant de nous-mêmes. L'âge nous a fait gagner en sagesse ! [rires]

At the Gates

Du coup, comment avez-vous réparti les rôles pour l'écriture d'At War with Reality ?

Anders a écrit 70 % des compos et Jonas [Björler, basse] 30. Pas que les chansons ont été écrites séparément, mais ils ont compilé leurs idées. Ensuite, nous-trois nous sommes occupés des arrangements, je dirais qu'Anders et moi avons été un peu plus impliqués dans cette partie, vu que nous vivons proche l'un de l'autre, nous nous voyions quasiment tous les jours. Ensuite, nous avons montré nos idées avec une batterie programmée à Adrian [Erlandsson, batterie], puis il a travaillé dessus et a ajouté sa patte personnelle. Martin [Larsson, guitare] a aussi trouvé quelques idées qui ont mis en valeurs certaines parties. Tout le monde a été impliqué, mais c'est certain qu'il n'y aurait pas eu de nouvel album d'At the Gates si Anders n'avait pas initié le projet.

Qu'est-ce que ça fait de reprendre le travail après un album comme Slaughter of the Soul ?

On a tellement dit que c'était difficile de prendre la suite de Slaughter of the Soul, ce qui aurait été le cas si on avait écrit l'album dans cette optique, qu'on s'est dit de manière intentionnelle qu'il fallait écrire l'album d'At the Gates qu'on voulait écrire maintenant, sans penser à son prédécesseur. On n'a pas voulu s'enfermer dans le passé. Le résultat a été que ce disque fait plus figure de suite à Terminal Spirit Disease. Il y a des éléments qu'on retrouve dans Slaughter of the Soul, comme l'agressivité et la puissance, mais on retrouve aussi les aspects mélancoliques et desespérés des précédents albums. Je le placerais donc historiquement avant Slaughter of the Soul ! Il contient des sonorités de chaque album, puisque chacun de nos albums est différent. Je pense que les fans sont prêts pour ça, puisqu'ils sont habitués à ce qu'on change.

Mais l'identité d'At the Gates est toujours aussi présente.

Les influences d'Anders n'ont pas changé depuis tout ce temps. Ses groupes de metal préférés sont toujours les mêmes, du coup, on retrouve toujours ça dans le son d'At the Gates.

Quelles influences identifies-tu dans le groupe ?

C'est assez spécial. Je pourrais être influencé par quelque chose que j'ai entendu hier, mais j'appliquerai l'idée qui m'a plue à la formule d'At the Gates. Elle contient pas mal de groupes old school de death et de thrash, comme Autopsy, Repulsion, Slayer, Voivod… On y ajoute des aspects mélodiques qu'on emprunte aux groupes comme Thin Lizzy et des aspects progressifs qui viennent de King Crimson ou Yes. On peut mettre aussi des compositeurs de musique classique russes et quelques artistes folk suédois obscurs pour certaines mélodies et rythmiques. Tu mélanges tout ça, tu le fais bouillir et tu retrouves la formule d'At the Gates, avec cette saveur mélancolique.

Peux-tu nous parler de tes inspirations vocales, qui diffèrent un peu du reste de la scène death metal, notamment aux débuts d'At the Gates ?

Mille Petrozza de Kreator est un de mes vieux héros, mais je pense que le premier chanteur qui m'a vraiment marqué est Jeff Bescerra de Possessed. Il a cette voix death crue, comme s'il avait du fil barbelé dans la gorge, mais en même temps tu pouvais comprendre chaque mot. Sa voix a aussi cet aspect urgent et agressif. Il m'a complètement soufflé. A l'époque où Seven Churches est sorti, je ne comprenais pas vraiment la différence entre le thrash metal et le death metal, c'était vraiment au tout début de la différenciation des genres, mais ça sonnait 10 fois plus "evil" que Slayer ! Même Dark Angel n'avait pas atteint ce niveau vocalement. Ma voix a aussi changé tout au long de ma carrière, peut-être à cause de l'enchaînement des enregistrements, c'est aussi dû à l'humeur des chansons ou de mon humeur à certaines périodes. Il y a beaucoup de désespoir dans mon chant dans With Fear, I Kiss the Burning Darkness, il y a presque une ambiance black metal, alors que Slaughter of the Soul a cet aspect thrash très agressif. Du coup ça dépend des chansons. Mais j'essaie de chanter le plus possible avec mon coeur. A mon âge [42 ans] j'ai aussi appris beaucoup de techniques pour chanter du ventre et pas seulement de la gorge. Si, maintenant, je chantais comme dans With Fear, I Kiss the Burning Darkness, je tiendrais deux chansons !

At the Gates

Parle-nous de l'intro en espagnol de l'album, "El Altar Del Dios Desconocido".

L'intro vient d'un livre, Héros et tombes [Sobre héroes y tumbas] écrit par l'Argentin Ernesto Sabato, dans un chapitre où le personnage principal expose sa théorie paranoïaque concernant la conquête du monde par les aveugles. Il commence à remettre en question la réalité autour de lui et la manière dont les gens la perçoivent. Il remet en question le concept de Dieu dans ce chapitre. Il y va en plusieurs points : "1 : Dieu n'existe pas, 2 : Dieu existe et c'est un escroc, 3 : Dieu existe et ses cauchemars sont notre réalité"… et il continue en étant de plus en plus étrange. Nous avons contacté celui qui s'occupe de l'héritage d'Ernesto Sabato pour utiliser cet extrait, puis nous avons contacté Anton Reisenegger de Pentagram [groupe de thrash chilien] pour qu'il l'enregistre, vu qu'il est chilien, il a pu donner cet accent sud-américain, et nous avons contacté Charlie, qui s'était occupé de l'intro de "Blinded By Fear" [titre d'ouverture de Slaughter of the Soul] pour construire ce paysage sonore. Cette intro a été pensée longuement. Je pense qu'avoir cette intro en espagnol permettra aux gens qui la comprennent de l'apprécier et à ceux qui ne le parlent pas, comme moi, j'ai lu ce livre en suédois et j'ai pris l'extrait de la version originale parce que je savais de quoi il parlait, c'est encore plus abstrait et cet aspect étrange avec cette montée en puissance. Nous pensons qu'avoir cette intro en concert serait énorme !

Du coup, est-ce que les paroles de l'album vont dans la même direction ?

Oui, c'est un concept-album basé sur cette littérature sud-américaine. On retrouve des éléments du livre dont je viens de te parler dans des titres comme "Heroes and Tombs" ou "The Conspiracy of the Blind". Au tout début, quand j'ai commencé à me pencher sur les paroles de cet album, je me suis dit que je devais écrire les paroles ultimes de Tomas Lindberg. Je devais y dire tout ce que j'avais à dire sur la religion, la politique, la philosophie… tout ! Et je n'ai rien pu écrire, j'ai été victime du syndrome de la page blanche ! Du coup, je me suis dit "qu'est-ce que les gens n'attendraient pas de la part d'un disque d'un groupe sur retour ?" et l'idée d'un album-concept en est sortie. Je pense qu'aucun groupe n'est jamais revenu avec un album-concept. C'est un moyen de choquer les gens et de leur montrer qu'on était vraiment inspirés. A ce moment-là, je lisais beaucoup de littérature sud-américaine du XXe siècle, dont Ernesto Sabato, Jorge luis Borges, Gabriel Garcia Marquez, Julio Cortazar… Je me suis rendu compte que beaucoup de ces auteurs faisaient partie d'un nouveau genre littéraire, le réalisme magique, qui était très courant dans les pays post-coloniaux de l'Amérique du Sud des années 40 à 60. C'est une progression du surréalisme, avec une part plus importante donnée à la philosophie, voire à la politique, parce que leurs romans étaient écrits en strates, avec plusieurs sous-intrigues qui s'entremêlent. Cela commence comme un roman classique où tu suis le personnage principal dans le monde réel, et d'un coup quelque chose d'étrange arrive et on ne sait pas vraiment si c'est la réalité. Ces lectures sont très confondantes, mais aussi une grande source d'inspiration. Elle contiennent également une grande critique du pouvoir en place de manière insidieuse. Vu que ces régimes étaient des dictatures, leur seul moyen d'exprimer leurs critiques était de les cacher derrière des métaphores et des concepts abstraits. Ma première inspiration vient de toutes ces références à d'autres livres, cette intertextualité dans ces ouvrages, ça m'a motivé à écrire mes paroles sous ce format. Ensuite, je me suis plongé dans l'aspect philosophique de ces écrits, qui s'apparentent aux visions post-moderne et même post-structuraliste, avec cette manière de remettre le monde en question en étendant tout. C'est ça, notre guerre contre la réalité (At War with Reality), l'opposition de l'idée des réalités de chacun a celle d'une réalité commune. Je pense que comprendre la réalité de chacun est la seule manière d'avancer pour l'humanité. Beaucoup de problèmes dans ce monde ont pour point de départ l'incompréhension de l'autre. C'est comme ça que l'aspect philosophique de ce disque est entré dans le concept de cet album.

Tu disais tout à l'heure que vous ne vous étiez pas mis trop de pression en écrivant l'album. Mais qu'est-ce que ça fait de devoir présenter des nouvelles chansons sur scène, chose que vous n'aviez pas faite depuis 19 ans ?

C'est un sentiment très étrange, ça fait presque plus peur. Tu peux passer outre les réactions positives ou négatives sur internet, mais c'est sur scène que tu te rends vraiment compte de l'impact de tes chansons. Nous étions déjà contents de notre album avant d'en parler publiquement. Nous voulons jouer ces chansons sur scène parce que nous croyons vraiment en elles. Mais qu'est-ce qui se passerait si tout le monde se dirige vers le bar quand nous annonçons une nouvelle chanson ? A ce moment-là, tu dois vraiment croire en toi-même pour arriver jusqu'à la fin ! Nous sommes passés par là, en 1992-1993, quand nous tournions en Europe. Les gens ne comprenaient pas ce qu'on faisait, avec  notre manière de jouer très abstraite, nos paroles en avant-garde et notre attitude furieuse sur scène. Du coup, il faut beaucoup de volonté pour tenir jusqu'au bout. Nous avons beaucoup de bonnes chansons sur ce disque et les gens semblent en avoir différentes appréciations, contrairement à Slaughter of the Soul, qui avait une ligne directrice agressive. Je pense qu'il est aussi important de savoir à quel moment les jouer, de savoir avec quelles vieilles chansons elles fonctionnent. Je pense que certains titres colleront bien aux plus anciens, mais il faut aussi choisir quelles chansons enlever. Vu qu'on ne peut pas en enlever tant que ça, on va finir par jouer plus longtemps. L'idée est de retirer trois vieilles chansons pour ajouter cinq nouvelles, en tout cas pour nos concerts en tête d'affiche. Concernant les sets de festival, il faudra repenser notre set. On comprend que les gens veuillent entendre les vieilles chansons, mais on n'est peut-être pas obligé de jouer trois chansons de notre deuxième album, on peut en jouer une ou deux, ou alterner entre les différentes dates, on n'est pas obligé de retirer définitivement un morceau.

Quand un groupe créé un nouveau genre ou sous-genre, il s'en rend rarement compte. At the Gates est souvent considéré comme le précurseur du death metal mélodique et a inspiré de nombreux groupes de cette scène comme in Flames, Dark Tranquillity, Soilwork… Que penses-tu de l'évolution de cette niche du death metal ?

Les groupes que tu cites, à l'exception de Soilwork que j'ai découvert plus tard, étaient très proches de nous et ont grandit avec nous. Je pense qu'ils ont tous leurs différences. Si tu prends The Jester Race, Whoracle ou les deux premiers Soilwork, j'y vois plus d'At the Gates que dans leurs albums récents. C'est aussi le cas pour Arch Enemy. Je pense que chacun est inspiré par quelque chose et a besoin d'un point de départ, mais c'est l'endroit où tu emmènes ton œuvre qui compte. In Flames s'en prend plein la poire avec son nouvel album [Siren Charms]… Je peux juste dire que j'ai vu ça venir, c'est le chemin que le groupe a choisi depuis un moment, du coup, pourquoi les gens sont-ils si surpris ? [rires] S'il était sorti juste après The Jester Race, je me serais demandé ce qu'il s'est passé, mais là c'est dans la suite logique de leur carrière. Pour moi, c'est bien tant que le groupe croit en ce qu'il fait et sait où il va. Si tu n'aimes pas le nouvel album d'In Flames, tu peux toujours écouter les anciens, ils n'ont pas perdu en qualité pour autant. Concernant le death mélodique, nous en faisons partie parce que ces autres groupes sont nos amis et nous avons fait plein de concerts ensemble dans le passé. On peut relier notre musique à ces groupes avec les éléments mélodiques et progressifs liés au metal extrême, mais sinon, je rapproche plus At the Gates des premiers albums de Dismember parfois, ou Dark Tranquillity d'autres fois, mais je nous vois plus comme un groupe de death metal avant tout.



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