L'art de la synthèse
Dix-neuf ans après avoir sorti Slaughter of the Soul, une pierre angulaire de sa carrière, At the Gates sort enfin l'album suivant, At War with Reality. Sans montrer aucun signe de faiblesse, les Suédois offrent un nouveau regard sur leur musique avec ce qu'il faut de recul pour synthétiser l'ensemble de leur œuvre et une volonté de fuite en avant qui montre un groupe qui maîtrise totalement son art et n'a rien d'artificiel.
Quel regard a son groupe sur sa carrière ? Cette question pourrait être posée à chaque artiste sévissant sur les scènes de musiques actuelles. Si les discours promotionnels liés à l'égo plus ou moins important de chacun tendent à montrer un musicien fier de l'ensemble de ses sorties, peut-on considérer sa réponse comme pertinante, tant le manque de recul sur sa propre création est évident ?
At the Gates répond à cette question en se la lui posant lui-même, avec At War with Reality, son nouvel album. Dix-neuf ans après avoir sorti l'alpha et l’oméga du death mélodique, intitulé Slaughter of the Soul, le groupe retente l'expérience studio et réussit l'exercice périlleux de résumer l'ensemble de ses albums précédents en évitant l'écueil passéiste.
Point de suspense ici, At War with Reality est une réussite totale. En trois quarts d'heure, les cinq Suédois réunissent la rage de Slaughter of the Soul, les mélodies torturées de Terminal Spirit Disease, le désespoir de With Fear, I Kiss the Burning Darkness et les ambiances de The Red in the Sky Is Ours, avec des compos n'atteignant jamais les six minutes, mais qui sont pourtant riches et variées.
Après une intro inquiétante en espagnol qui pose le concept expliqué par Tomas Lindberg [chant] ici, "Death and the Labyrinth" explose aux tympans de l'auditeur, avec sa rythmique saccadée et son riff typiquement death mélodique qui n'est pas sans rappeler certains aspects de Slaughter of the Soul. Mais sans commettre l'erreur de fixer son passé, At the Gates avance en variant les plaisirs, en faisant de l'épique crédible avec "The Conspiracy of the Blind", du mid-tempo massif avec "Order of Chaos" ou en faisant éclater sa rage sur "Upon Pillars of Dust". Le groupe sait faire parler l'émotion aussi avec la sombre "Heroes and Tombs" et la grandiose pièce finale "The Night Eternal", vue par le groupe comme une chanson "à la Bathory".
Côté interprétation, le niveau répond aux attentes, avec un duo de guitare de haute volée tenu par Martin Larsson et le leader Anders Björler, soutenus par son frère Jonas à la basse et Adrian Erlandsson à la batterie. Devant ce maelström à la fois brutal et mélodique se dresse Tomas Lindberg, qui hurle sa rage à pleins poumons sans jamais montrer aucun signe de faiblesse, avec ce timbre reconnaissable entre mille qui a inspiré plus d'un chanteur dans cette scène
Les frères Björler ont su écrire un album cohérent en y mélangeant leurs influences avec savoir-faire et maturité. Leurs compos montrent un groupe qui sait où il en est sans pour autant tenter de recréer le passé. Sans vouloir écrire le successeur de Slaughter of the Soul, At the Gates réalise un tour de force réfléchi et pondéré, mêlant excès et retenue, brutalité et sensibilité, évolution et synthèse.
Il atteint ainsi la perfection.