Après cinq longues années d’attente, comblées par des tournées intensives au regard de l’ancienneté du groupe, et notamment une tournée de trois ans faisant revivre l’excellent Maiden England et ses contenus conceptuels, Iron Maiden poursuit sur sa lancée avec rien de moins qu’un seizième album studio. Comme à chaque fois, une sortie de la Vierge de Fer représente un véritable événement dans la sphère metal, et ne laisse personne indifférent, que ce soit parmi les fans les plus hardcore, les jeunes générations conquises par la renaissance post-2000 du groupe ou même les fans de la première heure attachés à la NWOBHM originelle des années 80.
Certes, la communication autour de la sortie de The Book Of Souls a été quelque peu chaotique et étrangement temporisée, mais on ne peut vraiment en vouloir au management du groupe, qui a fait face à une année 2015 difficile, suite à l’annonce d’un cancer atteignant la langue du chanteur Bruce Dickinson. Avec un album déjà dans la boîte depuis novembre 2014, une tournée 2015 à annuler et à repousser sur une année 2016 déjà dense, Rod Smallwood et son équipe ont eu fort à faire, et on ne peut que se réjouir de voir Iron Maiden retomber sus ses pattes après ces péripéties qui semblent maintenant appartenir au passé.
Lorsque l’artwork de The Book Of Souls avait été révélé, beaucoup avaient crié au montage, du fait d’un visuel relativement dépouillé : une fois l’album - et a fortiori le triple vinyle - en main, on ne peut vraiment remettre en cause la direction prise. On retrouve enfin un véritable Eddie, aux traits si caractéristiques, pour la première fois depuis Brave New World, si l’on omet les visuels de singles comme "Different World" ou "Wildest Dreams". Sous une apparence maya, arborant des tatouages et peintures de guerre sur son corps décharné, la mascotte connue de tous semble presque vivante, tant le détail apporté à sa carnation sont travaillés. Le logo du groupe revient également à sa version originale, qui avait été abandonnés en 1998 lors de la sortie de Virtual XI : ce revirement a étrangement beaucoup fait jaser les fans, qui s’interrogeaient sur la signification de ce retour en arrière, qui s’avère n’être en définitive que motivé par des raisons cosmétiques.
Au-delà de l’artwork, Iron Maiden a fait l’effort de proposer un format original en plus du CD classique et du vinyle : la version « Deluxe » du CD est en effet proposée au format livre, et contient justement le Book Of Souls, regroupant paroles des titres, textes et photos divers. Une initiative appréciable, et un bel objet, qui si l'on cherche la petite bête, ne rentre pas dans nos casiers à CD habituels !
Concernant le contenu du double album – ou même triple, si l’on se réfère au format vinyle – il est très varié et dense, ce qui rend relativement difficile son appréhension lors des premières écoutes. Pour se familiariser avec The Book Of Souls, une pause entre les deux disques semble s’imposer, d’autant que le découpage du tracklisting est fait de manière très intelligente : le premier disque s’achève sur le titre éponyme de l’album, qui sonne presque comme une conclusion intermédiaire, tandis que la seconde galette repart au galop avec la cavalcade de "Death Or Glory" qui pourrait concurrencer l’ouverture débridée de Powerslave par "Aces High".
Avec ce Book Of Souls, Iron Maiden offre en quelque sorte une relecture de l’ensemble de sa carrière, à la lumière de ses efforts studios les plus récents, notamment A Matter Of Life And Death : les compositions sont souvent sombres et l’aspect progressif est plus marqué que jamais. Avec pas moins de trois pistes dépassant les dix minutes, ce nouvel album demande à être apprivoisé, et ne révèlera sa véritable teneur qu’après de nombreuses écoutes attentives. A Matter Of Life And Death en son temps avait souffert des mêmes symptômes, mais se retrouve aujourd’hui considéré par beaucoup de fans comme une véritable pièce maîtresse de la discographie des Britanniques.
Début août, un premier single avait été révélé : "Speed Of Light" avait alors reçu un accueil assez mitigé. Riffs efficaces mais peu inventifs, chant parfois posé de façon assez hasardeuse comme lors d’un bœuf, nombreux avaient été les commentaires mettant en doute la capacité d’Iron Maiden à proposer un seizième album réussi. Toutefois, il s’avère que "Speed of Light", après un mois de digestion, est bien mieux mis en valeur dans le contexte d’un disque complet, qu’isolément. Plusieurs subtilités guitaristiques qui ne sautent pas nécessairement aux yeux lors des premières passes sont en fait bien présentes, et si le morceau est loin d’être le meilleur des onze proposés, il ne démérite pas pour autant.
Le début de l’album surprend par son contenu : "If Eternity Should Fail" débute par des claviers futuristes et macabres, rapidement recouverts par les vocalises d’un Bruce Dickinson en forme olympique. On comprend la surprise de ses collègues lors du diagnostic de sa maladie, car rien dans sa prestation ne laissait deviner une quelconque anomalie au niveau de son organe vocal, bien au contraire. L’introduction est heureusement bien plus digeste que le "Satellite 15" qui ouvrait The Final Frontier, et on se retrouve très vite en terrain connu. Lorsque démarrent les guitares harmonisées et la basse galopante de Steve Harris, plus aucun doute : c’est bien un album d’Iron Maiden qui démarre. On remarque très vite la patte de Bruce Dickinson, qui a composé cet opener, le plus direct et heavy que le groupe a pu proposer depuis "The Wicker Man". Quand on sait que le morceau devait figurer sur son prochain album solo, et qu’il a été intercepté à temps par Steve Harris, on comprend mieux les sonorités développées. Le morceau s’achève sur un monologue du plus bel effet, qui semble provenir du couloir des âmes, grâce à un écho anticipé original au rendu aussi surprenant que réussi.
Rapidement, lors des premières écoutes, on se surprend à reconnaître avec délectation certains clins d’œil à toutes les époques de l’œuvre du groupe, qui ne se limitent pas qu’à ses plus gros succès. Ainsi, le premier titre rappelle subtilement les tonalités de "Ghost of The Navigator" sur Brave New World, tandis que sur "The Great Unknown", les cassures de rythme nombreuses et les effets d’Adrian Smith évoquent tantôt "Face In The Sand" (Dance Of Death) et l’album Seventh Son of A Seventh Son. De même l'introduction tremolo de "Shadows Of The Valley" sera assimilée par beaucoup au riff imparable de "Wasted Years", écrit par Adrian Smith également. Bien heureusement, les nouvelles compositions sont bien plus que des redites.
Puisqu’il est question d’Adrian Smith, on constate qu’il a indéniablement marqué de son empreinte l’écriture de ce Book Of Souls. Ses solos, notamment, sont très construits et expressifs comme à l’habitude, particulièrement sur le syncopé "When The River Runs Deep" ou encore le déjà cité "Shadows Of The Valley" . Nombre de progressions mélodiques portent de toute évidence la marque de Smith. C’est le cas de "Tears Of A Clown", qu’il a coécrite avec Steve Harris en hommage au regretté acteur Robin Williams. Si le titre pourrait sembler annoncer un hybride improbable des morceaux solos de Dickinson "Tears of The Dragon" et "Shoot All The Clowns", il n’en est rien. Le résultat sonne indéniablement Maiden, et Smith réussit à apporter à travers ses ornements et son solo épuré une énorme dose de groove à des plans pourtant très carrés et heavy par essence. Le duo signe ici un titre qui ferait un excellent single, en ceci qu’il arrive à aller à l’essentiel et passerait presque pour une ballade, en comparaison des titres qui le précèdent.
Les deux autres guitaristes ne sont pas en reste, et délivrent des solos très convaincants et relativement nouveaux par certains aspects. Janick Gers, habituellement très minimaliste dans son approche des effets, nous surprend à utiliser ça ou là une wha-wha voire des harmoniques artificielles, et Dave Murray arrive à conserver son identité sonore malgré son passage de la traditionnelle combinaison Stratocaster/Marshall à un mélange Les Paul/Victoria plus exotique. Le changement est assez transparent, et même si le son en est un peu moins rond et brut, le style du plus ancien guitariste de la formation est reconnaissable instantanément.
La plupart des morceaux voient les trois six-cordistes se succéder au lead lors des passages instrumentaux, et on se rend compte que le partage de la scène sonore entre les trois comparses est véritablement optimal pour la première fois depuis Brave New World, qui marquait les débuts du line-up actuel à trois guitares.
Le triangle formé par les guitares excelle tout au long de l’album, les lignes se mêlant sans jamais interférer, malgré une production un brin décevante. En effet, le producteur Kevin "Caveman" Shirley n’arrive pas, encore une fois, à atteindre les sommets qu’il avait tutoyés avec Brave New World en 2000. Sa lubie d’enregistrer les morceaux dans des conditions live est sûrement la raison majoritaire à des guitares pas assez nettes lors de certains passages complexes. Même la basse semble occasionnellement en retrait, ce qui surprend quand on sait que Steve Harris a supervisé comme à son habitude le mixage aux côtés de Shirley. Certes, l’enregistrement live simultané permet de capturer plus facilement l’énergie déployée par le groupe, mais cela engendre certains désavantages qui contribuent au léger déclin de la qualité de production d’Iron Maiden depuis leur réunion il y a quinze ans.
Steve Harris justement, ne signe étonnament qu’un titre en solitaire : il s’agit de l’épique "The Red And The Black", qui est non pas un hommage au roman de Stendhal, mais une référence aux couleurs symbolisant les jeux d'argent. Le morceau regorge de circonvolutions complexes, annoncées d’entrée de jeu par un solo de basse faisant office d’introduction, une première depuis "Blood On The World’s Hands" sur The X-Factor. Ce n’est pas le seul retour tonitruant d’un élément oublié depuis longtemps qu'accueille ce morceau, puisqu’un clavier strident et synthétique intervient pour scinder les guitares à mi-parcours, ce qui n’était pas arrivé depuis " The Angel And The Gambler" il y a presque vingt ans ! Ce morceau taillé pour le live distille aussi des parties lead qui seront facilement reprises par le public en live, mais également les premiers "Oh-oh-oh" de Bruce Dickinson de The Book Of The Souls, un must pour les prestations scéniques du groupe.
À "The Red And The Black", il parait évident d’opposer le titre éponyme de l’album, qui représente un autre genre de morceau épique typique d’Iron Maiden : "The Book Of Souls" se révèle rapidement être l’hybride parfait que cherchait Steve Harris lorsqu’il coécrivait "Paschendale" et "Dance Of Death" il y a quelques années. Les détracteurs de ces deux morceaux devraient se retrouver dans cette composition, qui rassemble en quelque sorte le meilleur des deux mondes, et oppose des couplets pesants et quasi militaires, marqués par des coups éclatants de china à contretemps, à des refrains majestueux sur fond de nappes orchestrales. Le morceau détient un potentiel théâtral certain pour la scène, et sera on l’espère sélectionné lors de la tournée 2016 récemment annoncée. Globalement, le titre est très intense et poignant, et inclut le meilleur solo délivré par Dave Murray depuis longtemps. Le travail de Nicko McBrain sur les cymbales est également remarquable.
La batterie d’ailleurs, est à saluer, car McBrain sait y exceller sans se mettre trop en avant, en nuançant à l’extrême son jeu très varié. Si ses breaks ont pu sembler trop convenus lorsque "Speed of Light" est sorti, on se rend compte à la lecture de la partition complète qu’il s’agissait probablement d’un choix visant à asseoir le caractère direct de ce premier single. Sur les autres pistes, il arrive à donner la mesure sans jamais faiblir, emportant avec lui ses camarades d’accélérations en arrêts brusques, de fourmillements de cymbales en véritables ouragans de gong. Ceci apparait très nettement dans l’avant-dernière piste de The Book Of Souls, qui sous ses allures initiales de reliquat de la période Blaze Bayley, se voit complètement remis en question alors qu’on s’apprête à craindre de voir le morceau tourner en rond. Car après un début dépouillé et épuré qui pourrait figurer sur Virtual XI, la batterie emmène l’auditeur vers un changement de tonalité inattendu et des horizons occultes. Les variations de volume et d’intensité des percussions dirigent de fil en aiguille la progression vers un pont aérien absolument jouissif de légèreté. Ce ne sont donc pas les 63 années de Nicko McBrain qui lui feront perdre de sa superbe !
Tous ces commentaires faits, il reste toutefois une pièce colossale qui n’a pas été abordée, et qui a fait couler beaucoup d’encre depuis l’annonce de l’album en juin dernier. Car Bruce Dickinson est, tout le monde le sait, un grand amateur d’aviation. Ancien pilote de ligne pour une compagnie islandaise, mais aussi pour le groupe en tournée, dirigeant d’une société galloise de maintenance aéronautique, acteur récent de la relance d’une compagnie aérienne sud-africaine, le chanteur hyperactif s’adonne même à des reconstitutions de combats aériens de la première guerre mondial à bord de son triplan d’époque ! De quoi donner des sueurs froides au manager Rod Smallwood, anxieux à l’idée que son poulain ne se brûle les ailes !
Cette passion irréfrénable devait forcément à nouveau marquer l’écriture de morceaux, cinq ans après le captivant "Coming Home" : si Dickinson a coécrit avec Adrian Smith, autour de l’histoire d’un pilote de chasse, le morceau "Death Or Glory", classique et efficace malgré un refrain aux paroles qui font sourire ("Climb like a monkey"), c’est "Empire Of The Clouds", titre monumental de clôture du Book Of Souls qui attire l’œil.
L’annonce d’un titre surdimensionné de 18 minutes, composé au piano par Bruce Dickinson seul, et s’inscrivant dans le monde de l’aéronautique, avait créé des émules il y a plusieurs semaines. L’écriture au piano préfigurait-elle de la première apparition d’un piano chez Iron Maiden ? Serait-ce aussi différent que ce que prétendait Janick Gers, qui comparait l’œuvre à un véritable musical new-yorkais ?
Ce qui est certain, c’est que "Empire Of The Clouds" est un morceau à part, qui justifie à lui seul le passage au double album. Au final, le piano apparait bien sur la piste, mais avec des arrangements de violons et de vents que l’on attendait pas de la part de la Vierge de Fer ! Le morceau prend complètement l’auditeur à revers, qui n’est même plus sûr d’être face à un groupe de la NWOBHM, mais plutôt en train d’écouter la poignante bande-son d’un film dramatique. La pièce conte la tragédie du dirigeable britannique R101, qui s’écrasa en France lors de son vol d’inauguration en 1930, faisant 48 morts. Comme pour mieux illustrer le récit, la progression du morceau est lente et subtile, en parfaite adéquation avec la trame narrative. La musique permet de visualiser sans mal le fait historique au travers des mots choisis avec poésie, déclamés avec une force et une émotion attestant de la passion du chanteur. De nombreux ornements et effets apportent en densité, et font monter une tension qui met de longues et savoureuses minutes à exploser en une partie centrale très imagée et majestueuse, quasi-symphonique.
La structure complexe et soutenue par tout un orchestre de cuivres laisse songeur quant à la possibilité de porter la pièce sur scène, le claviériste occasionnel Michael Kenney ne pouvant de toute évidence pas assurer tous les arrangements seul. Les membres du groupe s’étant contredits à ce sujet lors des interviews accordées récemment, seule la première date de la tournée mondiale en février prochain, aux Etats-Unis, sera en mesure de répondre à cette question. Toujours est-il que voir Bruce Dickinson s’asseoir devant un piano à queue sur les plus grandes scènes du monde est une perspective assez alléchante !
Si cette dernière pièce est massive et assez difficile à digérer au premier abord, elle révèle tous ses secrets lorsqu’on commence à la dompter – notamment une version revisitée d’un riff de "The Fallen Angel" tout à fait à sa place, ou encore l'utilisation rythmique du SOS en morse - et les 18 minutes de mélodies filent à toute vitesse. Un condensé des impressions sur l'ensemble de l'album, en somme.
Etrangement, ce seizième opus d’Iron Maiden est tout aussi surprenant que conservateur : sur de nombreux morceaux, rien de très neuf n’est fondamentalement à signaler, mais pourtant l’ensemble semble plein de fraîcheur, comme si le groupe relisait et perfectionnait la longue partition de sa carrière, avec le recul des années, en faisant se confronter allègrement toutes les époques de son existence. En revanche, d’autres passages sont extrêmement novateurs, peut-être même trop aux yeux de certains. Les thèmes abordés sont aussi variés qu’habituels, même si la mort semble de plus en plus omniprésente, et que l’ésotérisme pointe en tête. The Book of Souls fera sans conteste parler de lui, et divisera la communauté metal, pour des débats endiablés, autour de bonnes pintes de Trooper fraîche. Pari réussi !
Tracklist :
- If Eternity Should Fail (Dickinson) 8:28
- Speed Of Light (Smith/ Dickinson) 5:01
- The Great Unknown (Smith/ Harris) 6:37
- The Red And The Black (Harris) 13:33
- When The River Runs Deep (Smith/ Harris) 5:52
- The Book Of Souls (Gers/ Harris) 10:27
- Death Or Glory (Smith/ Dickinson) 5:13
- Shadows Of The Valley (Gers/ Harris) 7:32
- Tears Of A Clown (Smith/ Harris) 4:59
- The Man Of Sorrows (Murray/ Harris) 6:28
- Empire Of The Clouds (Dickinson) 18:01
Note : 8,5/10