En ce jour marquant l'anniversaire des 10 ans de la disparition de son emblématique géniteur, il me tenait à cœur de rendre hommage à l'ultime album de ce 'poids lourd' du métal, j'ai nommé Death. Même si "pas leur album ultime" si l'on s'en tient à l'avis de la majorité. Je me permets aujourd'hui d'introduire un point de divergence à ce sujet ...
En effet, si le précédent Symbolic (1995) est fréquemment cité comme le plus abouti de l'ensemble de leur œuvre, The Sound of Perseverance, 7ème album du groupe, mériterait cependant aujourd'hui toutes nos attentions à l'égard de l'histoire personnelle de son 'leader' et du devoir de mémoire pour la personne donc de Monsieur Chuck Schuldiner... ou si vous voulez le "Father of Death Metal", rang auquel l'Histoire l'a élevé pour la postérité.
Tout d'abord parce qu'il s'agit du dernier... Et même si Schuldiner l'ignorait alors encore, l'auditeur d'aujourd'hui avec le recul ne peut qu'avoir sacrément froid dans le dos - limite la chair de poule par moments à l’écoute et au "ressenti" - , tant les paroles et les déclarations d'intention de cet album semblaient prémonitoires voire testamentaires, tout autant que des signes ou détails pour le moins troublants –nous y reviendrons– , à la lueur de ce que l'on sait malheureusement de la suite (NdA : la tumeur au cerveau contractée moins d’un an plus tard par le guitariste/vocaliste et rendue tragiquement incurable, tant de par son aggravation tardive - une pneumonie foudroyante étant passée par là - que du fait du manque de moyens financiers de la famille pour la combattre durablement - Sécurité Sociale aux Etats-Unis oblige... - , et à laquelle le musicien succombera donc il y a 10 ans jour pour jour).
Ensuite, parce que cet album nous amène sur des chemins tortueux et torturés plus que n'importe quelle œuvre de Death avant lui ne l'aura fait... A tel point que les génialissimes et alambiqués Human, Individual Thought Patterns et Symbolic l'ayant précédé en sonneraient presque plus 'formatés', conventionnels ou trop « détachés » en comparaison, manquant donc quelque peu de cette démarche "jusqu'au-boutiste" de Chuck, qui confère à la musique qui se développe tout au long de l'album dont il est question aujourd'hui une dimension quasi-autobiographique, qui semble réellement coller à la peau du musicien.
"The Sound of Perseverance"... Le titre lui-même s’apparenterait en effet immanquablement à une périphrase pour décrire la musique de son créateur, c'est-à-dire en perpétuelle évolution au fil des albums, et repoussant sans cesse les limites d’un musicien en termes de recherche et d’exécution. Death n’a jamais eu à se poser en suiveur, c’est toujours lui qui a dicté les règles. Ce chant du cygne est donc la bande-originale parfaite pour mettre en musique le film de la carrière de Schuldiner, ainsi que sa philosophie et l'expression de son Art, en somme...
A titre aujourd'hui posthume, on ne peut s'empêcher de voir également dans ce titre l’épitaphe de son génial compositeur et de l’entité à part entière qu’il a créée, cet album représentant alors la musique comme un héritage qui lui survivra par-delà la mort, résonnera tel un écho dans l'esprit de l'auditeur, persistera dans le temps, matérialisée pour la postérité, à l'heure où son créateur, lui, n’est plus de ce monde. Un peu comme si on tenait là le pendant métallique du "Sound of Silence" de Paul Simon et Art Garfunkel...
Et pour ce qui serait son dernier album (en tout cas dans son esprit peut-être le dernier de Death, qui sait...), le Sieur Chuck, pas d'erreurs, allait rendre un hommage à la musique qui le fait le plus vibrer depuis toujours (désabusé qu'il était par l'évolution du 'death métal', genre dont il serait pourtant le parent et dont il se serait par conséquent dû d'être le plus fervent défenseur...tssss, peine perdue pour les faiseurs d’icônes), à savoir donc : le… métal ! Point.
Car l’homme n’a jamais caché son amour premier et impérissable pour le genre dans ses fondements-même. Il mit d'ailleurs sur pied peu de temps auparavant le projet Control Denied, qui mijotait déjà depuis quelques années, afin d'assouvir enfin durablement ses désirs plus foncièrement ‘heavy-metal 80s’, incompatibles avec la musique de son autre groupe, notamment le recours à un chanteur capable de reproduire des vocalises dans l’esprit de cette époque – et dans l’approche mélodique du métal français, Sortilège en tête, dont il était un des plus fervents défenseurs hors de nos frontières ! - , auxquels il apporterait certes une touche plus 'progressive' et "actuelle", sans oublier d'utiliser les ingrédients les plus pertinents de son groupe d'origine ; ainsi peut-on entendre entre autres un riff de "To Forgive is to Suffer" de ce Sound of Perseverance dans le titre "Expect the Unexpected" du premier essai de Control Denied qui paraîtrait l'année suivante, The Fragile Art of Existence (sur lequel votre serviteur Ju se repenche dans l'autre 'Flashback' de cette "jounée Schuldiner"...). Les rumeurs, entretenues par certains intervenants de l'époque, laisseraient aussi entendre que certaines idées destinées à atterrir sur celui-ci avaient été finalement réarrangées pour être utilisées sur l'album de Death, et également que Chuck avait interverti au final les noms initialement prévus pour les deux disques, preuve que ces œuvres sont intimement liées l'une à l'autre.
A la lumière de tout ceci, l’on ne peut que se résoudre à l’idée (morbide présage…) qu’en nous proposant ici l’œuvre de Death la plus imprégnée de ‘heavy-métal’ de sa discographie et en achevant cette dernière par une fulgurante reprise du "Painkiller" de Judas Priest (exercice ô combien casse-gueule remporté haut-la-main tant cette version – tout en lui restant ultra-fidèle voire « dévotionnelle » – se veut plus sombre, et encore plus ‘speed’ et déchaînée que l’originale – Chuck en outre s’y DECHIRE les cordes vocales comme jamais et tiendrait presque davantage d'un King Diamond sous acides que d'Halford !), il bouclait ainsi la boucle. Pour de bon…
D’autres signes extérieurs sont tout aussi perturbants, à commencer par les paroles sur cet album, imprégnées plus que sur tout autre auparavant de réflexions philosophiques, empreintes d’autobiographie et d’un ton de confession presque exclusivement tournée à la première personne (même quand c'est sous la forme d'un « you » mal déguisé...), et surtout plus que jamais une profession de foi métallique (à l’image des ‘crédits’ et remerciements du livret, porteurs d’une solennité mal déguisée, où les musiciens se font les défenseurs inflexibles du 'métal' dans tout ce qu’il a de plus séculaire). En outre, le mot "douleur" apparaît lui aussi, à un point que c'en est troublant, un nombre incalculable de fois au travers des textes (l'homme ressentait-il déjà les premiers prémices de celles à la nuque qui allaient donner lieu à son tragique diagnostic l'année suivante ?...). Avait-il alors éprouvé le besoin de marquer cet album, et par extension l'histoire de son groupe (et au final toute l'Histoire du genre Métal) d'une pierre blanche, à jamais ?...
L’artwork de Travis Smith, ensuite, que l’on imagine réalisé ‘sur commande’ et par procuration, prendrait ainsi tout son sens, et serait donc finalement plutôt l'expression picturale de sa propre musique (et par extension de sa propre existence) par Chuck lui-même, comme l’ultime -même s'il ne le savait pas encore- manifestation "visuelle" des questionnements de son âme… Ainsi, qui peut donc être cet homme, dont la voix s'est éteinte car il n'a plus de bouche pour s'exprimer, et se bouchant des doigts les oreilles pour ne plus avoir à entendre le monde extérieur, ou bien l'appel du Destin - à moins que ce ne soit pour tenter vainement de mettre fin à des voix intérieures... -, qui apparaît donc au verso du livret et sur le disque-même, si ce n’est Schuldiner en personne, dans l'incarnation de sa plus grande peur? (la "mort" de l'Artiste... à moins que ce ne soit la Faucheuse en personne ?...)
Et cette ‘bouche’ menaçante que représente l’entrée d’une grotte peu avenante (plus flagrant encore dans la pochette remaniée de la réédition de 2011, cf ci-dessous), ne peut-on pas y voir le mal qui allait engloutir le musicien? Ou plus simplement, cette fatalité qui le liait irrévocablement et à jamais au métal et à son histoire (biaisée...), et plus tristement au genre 'death' en particulier, ce qu'il aurait de plus en plus de mal à assumer. Tandis que la citation de Nietzche qui figure au-dessus serait alors l'écho d'un avertissement quant à l'identité erronée de celui qu'on surnommait à tort (ou bien?...) "Evil Chuck" et de l'entité Death (et 'death') qu'il avait créée, et à tous ceux qui en seraient les rejetons... et lui-même la première victime :
"Quiconque lutte contre des monstres devrait prendre garde, dans le combat, à ne pas devenir monstre lui-même. Et quant à celui qui scrute le fond de l'abysse (ou des abîmes), l'abysse le scrute à son tour.”
F. Nietzche, Par-delà le Bien et le Mal
Bref, tout dans cet album donne l’impression d’avoir été pensé de bout en bout. Et musicalement, ce n’est pas moins vrai…
D'un côté les titres les plus percutants, véritables tueries 'heavy' d'où jaillissent de véritables "hits" en puissance, avec des refrains bien rodés, qui viennent s'imprimer dans votre esprit pour ne plus en décoller : l'introducteur "Scavenger of Human Sorrow", le pesant et même 'sur-heavy' "Spirit Crusher", le riff galopant et les mélodies 'arabisantes' (soit un condensé de tout l'art de Schuldiner) de "To Forgive is to Suffer" parmi tant d’autres... A côté de ça, des titres plus raffinés et dégoulinant de mélodies ‘vicieuses’ et autres ‘leads’ qui font mouche, à l’instar de « Bite the Pain » (sur l'intro de laquelle Chuck dégaine un de ses ‘tappings’ assassins), l’intense, épique et 'Maidenienne' par endroits « Story to Tell » (pensez notamment à Seventh Son...), et l’instrumental épuré « Voice of the Soul » - littéralement à tomber par terre tant l'émotion qui s'y dégage est forte -, où Schuldiner harmonise à foison comme à son habitude tout en développant un titre majoritairement acoustique dont l'approche ainsi que l'intensité émotionnelle évoqueraient les morceaux les plus calmes qu'Iced Earth (groupe avec qui Death a d’ailleurs partagé des musiciens…) enfanteraient par la suite.
Mais ces deux facettes ne font en fait que s’entremêler tout au long de l’album et finalement au sein-même de chaque titre, à l’image de ce splendide "Flesh and the Power it Holds" et ses presque 8'30, tout autant 'béton' (avec mêmes des breaks dignes de Slayer...) que quasi-"atmosphérique" dans ses lignes de gratte par endroits..... Et même « stratosphérique » !
En termes d’‘enchevêtrement’ puisqu’on en parlait, autant dire que les musiciens mettent le paquet ! A moult renforts de changement de rythmes et même de signatures rythmiques (le "4/4" habituel du métal n’est que très rarement de mise ici, et jamais pour très longtemps!), de breaks de batterie, de ponts à la basse, etc… C’est simple : on ne peut écouter ce pavé musical alambiqué, ce mastodonte d’ultra-technicité, ce monstre de complexité, de richesse et de luxuriance, qu’avec beaucoup de concentration et pourtant on n’en décroche jamais, se prenant à vouloir anticiper chaque prochain riff sans jamais pouvoir y parvenir.
En cela, saluons également l'hallucinante (et hallucinatoire!) performance des autres participants à cet opus, peut-être le line-up vraiment ultime, encore une fois, que Schuldiner avait réussi enfin à mettre sur pied, lui qui éclusait les musiciens comme Richard Christy les binouzes ! Puisque l'on parle de ce dernier (aujourd'hui dans Charred Walls of the Damned...), gageons qu'il demeure le meilleur des batteurs que le groupe ait pu avoir (c'est dire le niveau, quand on fait la liste des pointures ayant transité avant lui au sein de la formation) : ses breaks nerveux et roulements à rallonge et impromptus font le parfait contrepoint à la dextérité et la vélocité déployées par le tandem Chuck/Shannon Hamm. Le bassiste Scott Clendenin n'est pas en reste, lui qui remplaça au pied levé un Steve Di Giorgio initialement envisagé et malheureusement indisponible, il ne démérite pas en comparaison de celui qu'il eut la lourde tâche de remplacer ; bien au contraire, l'intro d'un "Spirit Crusher" ou le pont de "Scavenger of Human Sorrow" figurant aujourd'hui dans les annales du métal à dimension « technique ».
Si l'on a affaire à des musiciens on ne peut plus "bavards" avec leurs instruments, autant dire que ceux-ci ne sont pas du genre à parler pour ne rien dire... Comprenez par là que rien ne bave ni ne dépasse dans leur jeu, le 'feeling' d'un Schuldiner notamment se retrouvant davantage dans des vibratos et bends abusifs, 'tappings' ultra-précis jusqu'à l'obsession (mais pourtant chargés en émotion comme jamais, ce qui reste une marque de fabrique que lui seul détient à ce jour et à ce niveau !) comme sur la fin de "To Forgive is to Suffer", et autres effets de style à la guitare, plus que dans des notes au 'sustain' allongé. Le résultat est une interprétation nerveuse, tendue, à telle point qu'elle en devient oppressante ! C'est en cela qu'elle nous prend autant aux tripes. Et le rendu en est bien plus pénétrant au final, moins "froid" quoi qu'on en dise que sur les précédentes productions du groupe, malgré cette apparence 'clinique' trompeuse et erronée.
Ce disque est donc un labyrinthe musical, oui, mais de ceux dans lesquels on se perd avec délectation. Et quel plaisir de s'y vautrer ou de se cogner la gueule aux murs!
Seul petit "ratage" : ce "A Moment of Clarity" qui laisse un petit goût d'inachevé par rapport au reste de l'album, et dont l'on se rend compte, sur la version rééditée l'année passée et agrémentée de "bonus" (bref, à se procurer d'urgence pour ceux qui n'ont pas l'original!), que la version 'démo' avait en définitive plus de panache que la version finale ! (le 'fade-out' à la fin de cette dernière en réduisant considérablement son impact, notamment...)
Quant à la "mini-polémique" qui eut cours à la sortie de l'album quant au chant de Chuck, un peu plus aigu qu'à l'accoutumée, il me semble qu'elle est à peu près de l'ordre de celle sur la direction que fit prendre Jon Nödtveidt à la musique de Dissection à sa "renaissance" (sans parler de celles qui naissent ça et là, sur la production de tel ou tel album de Metallica, que l'on parle d'...And Justice for All hier ou du Death Magnetic aujourd'hui...) : des 'leaders' n'ont pas à se poser en "suiveurs", et ne peuvent décemment suivre ce que leur propre cœur leur dicte ; et dans le cas de Schuldiner, ces détracteurs-là ne pourraient-ils pas la mettre en veilleuse cinq minutes et réfléchir au pourquoi du comment, au lieu de réagir comme des moutons conditionnés à ce que leurs oreilles sont habitués à vouloir entendre ??... (des voix gutturales.... ah oui, tiens c'est pas du tout téléphoné, ça !...)
Ce chant d'écorché-vif ("black", diront certains... toujours les raccourcis...) n'est-il pas le plus à même de mettre une voix aux chemins sinueux empruntés par cet album, tant musicalement que et conceptuellement et même spirituellement? Il est à cet égard à prendre comme un cri continu venant du cœur, et non le produit d'un simple calcul qui se serait paradoxalement vu plus encensé (une voix caverneuse à la Human? Mouais...) . Et d'une manière plus prosaïque, il est de toute façon la continuité de ce qui avait déjà été initié sur Symbolic, il ne faudrait pas l'oublier (ou être de bien mauvaise foi pour ne pas constater qu'un changement était déjà alors en train de s'opérer). CQFD...
_____________________________________________________________________________
En conclusion, merci à Monsieur Chuck Schuldiner de l'œuvre qu'il nous a laissée en héritage, dont ce The Sound of Perseverance pourrait être considéré comme le point culminant, ce qui n'atténue en rien la pertinence du reste de sa discographie (dont j'invite mes collègues chroniqueurs à rendre compte dans d'autres 'Flashbacks' à venir, et pas dans 10 ans cette fois! ^^).
Parce qu'il le vaut bien ... (publicité gratuite)
Parce que cet artiste -plus sérieusement- n'a eu de cesse de défendre une certaine idée du métal. (En outre, il regrettait la direction prise à l'époque par un certain Metallica et la pseudo-"modernisation" du genre via les nouvelles tendances tel le "néo" métal (?!!)... pensez-vous qu'il soit en train de se retourner dans sa tombe à l'heure qu'il est?? - ou bien qu'il soit en train d'écouter 'Lulu' ou le nouveau Korn dans l'au-delà?... ^^)
Parce qu'ayant choisi la musique comme moyen d'expression et idéal de vie et de libre pensée, il a toujours cherché à exprimer au mieux les abîmes et les questionnements de son âme via ce médium, n'accordant que peu de crédit aux 'diktats' du music-busines et aux pressions des 'fans' qui savent toujours mieux que l'artiste quoi et comment faire. Pour le résultat que l'on sait...
Parce que son souci de la sophistication maîtrisée a indirectement aidé le genre "death" (par la reconnaissance et l'émulation qui s'en sont ensuivis...) à sortir de sa 'caverne', à repousser ses limites, à engendrer des disciples tout ce qu'il y a de plus respectables et à s'ouvrir à un auditoire plus ouvert, et malgré tout également plus exigeant.
En cela, première, deuxième, troisième génération de métalleux, nous sommes tous un peu les enfants de Schuldiner... Ouais, rien que ça! R.I.P. Chuck.
" When you think of me in your
Multidimensional mind, try and wash the
'Evil' from your mind and open it
When you taste the truth you will
See like others before me, to you
I am past. A story to tell
Tell it."
(Death, "A Story to Tell")