Difficle de maîtriser l'art fragile d'une existence dévouée très tôt à la musique. Chuck Schuldiner, disparu il y a 10 ans jour pour jour suite à un triste combat contre la maladie, était de ces êtres dont la vie n'avait d'intérêt qu'en musique. Homme assez timide et réservé, plutôt gentil et doux au demeurant selon ses proches, il n'en est pas moins devenu le grand maître (ou le "père" si vous préférez) du death metal - celui qui a su porter et ré-inventer un style au-delà de toutes frontières, repoussant ses dernières au fur et à mesure que sa carrière avançait.
Tout le monde connait Death et ses 7 albums aussi cultes et différents que novateurs et ravageurs. En 1998, après un The Sound of Perseverance tout autant décrié qu'acclamé sur lequel Chuck s'essaye à un chant quelque peu différent (je vous renvoie à la chronique Flashback du BoucherSlave qui précède celle-ci en cette journée si spéciale), notre génie se pose des questions et s'imagine mettre son projet personnel et principal entre parenthèses car une idée lui trotte déjà dans la tête depuis deux bonnes années et quelques compos posées sous formes de diverses démo. Pour explorer de nouveaux horizons, sortir (un peu) de l'extrême et rentrer dans le progressif (raccourci un peu court ici j'en conviens), se lancer enfin dans un vrai groupe au line-up solide. Ainsi naquit (en 1996 sous forme d'un premier enregistrement non officiel avec lui-même au chant et le regretté Chris Williams à la batterie) Control Denied, son nouveau bébé, prêt à plus ou moins supplanter Death dans son esprit.
Besoin de stabilité, envie d'une nouvelle maturité ? Il faut dire que Death s'est démarqué le long de son existence par sa faculté à changer de line-up à quasiment chaque album, un choix volontaire de la part de Chuck mais ce dernier semblait enfin prêt à s'installer autour de personnes de confiance pour une formation vouée au long terme - libéré peut-être d'une certaine pression tant Death a toujours été son projet solo. Pour ce faire, et mettre sur pied Control Denied, il décida de prendre autour de lui trois anciens de Death : Richard Christy à la batterie, Steve DiGiorgio à la basse (autant dire deux monstres rythmiques parfaits pour cette aventure technique) et Shannon Hamm pour l'accompagner à la guitare comme il l'avait fait dans les "derniers jours" de Death. Or Chuck ne voulait plus chanter... peut-être ne le pouvait-il plus trop efficacement après tant d'années à malmener sa voix ? Il voulait avant tout ici un chanteur émérite à la technique irréprochable, un vrai frontman heavy faisant frissonner son auditoire. Son choix se porta ainsi sur un certain Tim Aymar pas foncièrement connu, voire même pour ainsi dire venu de nulle part.
Très vite, chacun comprendra le choix de Chuck. Tim se révèle être un vocaliste hors-pair capable d'aigus prenants et d'un groove heavy quasi surnaturel, parfaitement ciselé pour les compositions à la fois complexes et accrocheuses d'un premier album aussi savoureux que torturé. Control Denied, ou l'art de jouer avec ces paradoxes d'entrée de jeu, car Chuck réussit exactement à frapper là où il le voulait. Voici présenté à nos oreilles un opus heavy power progressif de génie, l'assurance d'une nouvelle carrière glorieuse pour le fondateur des Scream Bloody Gore ou autres Leprosy. Que de chemin parcouru, déjà, se dit-on... rien qu'en une seule écoute, le fan de Death a compris et se retrouve conquis, les autres ayant besoin de remettre ça pour s'assurer d'avoir bien entendu ce qui vient de passer entre leurs oreilles.
Ce The Fragile Art of Existence sort finalement le 13 mai 1999 chez Nuclear Blast et ne propose pas une musique pour fillettes, loin de là. Le fond Death reste émanant, comme hantant les souvenirs... Le style Chuck se dévore note après note, ce tourbillon de compositions nerveuses basées sur des rythmiques ciselées se dévore sans faim mais perturbe pleinement notre esprit. On ne sait plus trop ce qu'il y a à dire une fois cet opus digéré tant la musique semble avoir ici parlé pour nous, une analyse détaillée serait ainsi forcément erronnée tant on ne peut humainement saisir toute l'essence de ce qui peut se passer le long de ces 50 minutes et quelques de musique.
Comment résumer ? On ne peut qu'être consumés, sentir nos os déjà brisés en headbangs frénétiques se casser à nouveau, s'attendre à l'inattendu... et si c'était déjà trop tard ? Quand le lien qui nous rattachait à la réalité vient à manquer, on veut quand même y croire avant d'être terrassé par l'art fragile de l'existence. En celà l'album premier d'un nouveau groupe appelé à être légendaire nous est contés.
"Consumed"... Démarrer les débats par ce qui restera finalement le morceau le plus accrocheur du disque, voilà ce qu'il y a de plus normal. Et pourtant, au-delà de sa mélodie et de sa facilité d'approche, ses richesses font qu'il reste indomptable du début à la fin. A l'image de ce "Believe" en fin de CD, tout aussi catchy en substance sur son refrain, mais épileptique de sang froid dans ses breaks et autres changements diaboliques. Merci Steve et Richard, on a bien senti que votre duo était parfaitement huilé, pas étonnant que vous ayez poursuivi ensuite l'aventure avec un Charred Walls of the Damned aujourd'hui au centre de l'actu.
Et Chuck dans tout ça ? Il délivre son art, non pas fragile mais tout en technique, tricotant ses riffs et mélodies sur le fil du rasoir. Rien à redire sur les soli "nostalgiques", son style reste reconnaissable parmi tant d'autres - voyez plutôt sur "Expect the Unexpected" ou "When the Link Becomes Missing". Notre extraterrestre musical n'oublie évidemment pas de jouer sur les ambiances, ce Control Denied s'avouant quelque peu sombre sur plus d'une occurance. "Breaking the Broken" joue ainsi sur une ambiance assez lourde et plombée, quant à la conclusion éponyme elle reste étonnamment contenue dans un carcan plutôt obscur pour un final foncièrement torturé qui sonne comme un adieu sans même qu'on en est conscience...
"No time for self-pity
No time for dwelling on what should have been
But is yet to be"
Car oui, chacun le sait plus de dix ans après, il n'y aura jamais de suite. Du moins pas du vivant de Chuck, terrassé par la maladie 2 ans après alors que les bases du second opus étaient plus ou moins posées. D'ailleurs, ce second album (avec du matériel écrit et enregistré par Chuck puis remanié par les autres membres - promesse faite lors de la cérémonie d'adieu à Chuck) intitulé When Man and Machine Collide semblait effectivement prêt à sortir cette année selon les dires de Tim Aymar (qui depuis fait les beaux jours du groupe heavy américain Pharaoh)... Annonce datant de l'année dernière mais qui n'a eu depuis que bien peu d'échos officiels. Et pourtant, une date précise était annoncée ici ou là : 27 décembre 2011. Aucune confirmation n'a depuis été apportée, il semblerait donc que cette éventuelle sortie posthume soit repoussée. A moins que...? Wait and see.
Il ne reste plus qu'à rendre un hommage musical à l'ami Schuldiner. Là où il est, il le sait, sa musique fait encore des émules. Il peut donc être fier de lui et sourire paisiblement aux étoiles...