The Austrasian Goat/Cober Ord – Et ils franchirent le seuil

L’histoire de la musique enregistrée est une longue quête qui a cherché à réduire l’influence de l’espace dans lequel on l’a produite. La technique a voulu accéder à l’idée d’une fidélité du son dont elle avait elle-même créé le concept. Certains disques essaient de redonner de la place au lieu par des dispositifs visant à magnifier des morceaux nés dans l’idéologie hifi (on pense en effet aux prestations live dans des cathédrales par exemple).

Et ils franchirent le seuil met l’espace à contribution (une caverne dont l'histoire ferait bondir James Wan), et choisit d’en faire non un décor mais un acteur intégral de l’ambiance. Là où l’album prend tout son sens c’est quand le lieu devient un membre complet de la composition. Chaque morceau exploite les recoins, les rebonds caverneux offrant une réverbération opposant non pas le numérique à l’analogique, mais le numérique au naturel. Tout cela s’entend dans le dispositif qui ne se résume pas à un simple pari technique.  Parce qu’il y a une intention qui vous happera à l’écoute de Et ils franchirent le seuil. C’est pour vous accompagner à le franchir qu’ils ont créé cette messe étrange, traversée de fulgurances. Huit étapes comme huit cercles, huit épreuves nécessaires pour vérifier si vous êtes dignes de passer. Au-delà du seuil, les dieux et démons antiques vous attendront. Ceux dont nous avons à tort oublié la force et qui se sont reclus dans des cavernes après avoir si longtemps été vénérés.

Dans ces cavités, The Austrasian Goat et Cober Ord ont cherché la réponse des anciens à travers la résonnance, certaines parois semblant renvoyer un écho agrémenté d’une présence. Le lieu contient l’histoire, le trio la raconte, et le disque nous offre la possibilité de nous l’approprier.

Certains moments sont effrayants comme peut l’être un rite sauvage dont la signification nous échappe. Un retour au culte primitif d’autant plus libérateur qu’il s’exprime dans une période où l’autocensure est maîtresse, ou faussement libérée sous l’adoration de nos propres avatars. Mais les anciens avatars étaient terrifiants, impassibles, et si le cinéma les a souvent trahis, c’est la littérature qui les a le mieux vénérés. C'est pour cela qu’à l’écoute de ce disque, les références les plus claires seront Peter Ackroyd (et son incroyable Architecte Assassin, chronique d’un architecte satanique en mal de sacrifices), ou Lovecraft bien évidemment… surtout dans ces voix semblant sortir de cavités antérieures, déformées en passant par les nappes phréatiques pour faire trembler le sol dans un unisson évoquant un occulte rituel tibétain. Bien sûr, on pourra les inscrire dans une grande famille de chercheurs de sensations comme Le Seul Elément, This Quiet Army, dans l’approche de la musique comme art délivré des chaînes uniques de la mélodie. Et parfois nous aurons l'impression d'apercevoir Dead Can Dance qui aurait transformé ses concerts en sacrifice humain.

Nous n’avons pas cherché à étiqueter le style, ce serait un non-sens. L’utilisation d’instruments anciens, d’autres électroniques, et enfin d’inventions, fait le lien entre l’avant, le pendant et l’après. Comme une historiographie, celle de la construction d’un culte jusqu’à son oubli puis sa redécouverte. Le label Steelwork Maschine a choisi le bel écrin d’un double disque, cd (six titres comme sur bandcamp) plus 45 tours (deux titres bonus), cette dualité des technologies vise à la complémentarité cohérente à tout le concept.

https://theaustrasiangoatcoberord.bandcamp.com/

La musique telle que nous l’envisageons aujourd’hui n’a ce visage que depuis peu. Et ils franchirent le seuil offre une musique avec un objectif autre. Aux temps reculés, elle était l’outil et le moyen, le début et la fin, le fil qui reliait au sol ceux qui partaient dans des transes mystiques étirant le rapport au temps. Cet acte étrange que l’on produit de ses mains et de sa voix, qui nous fait vibrer, que l’on ressent sans jamais le voir. L’impact historique de la musique tient dans ce mystère, le même mystère qui habite la foi, un mystère qu’un disque veut revivre d’une façon authentique. Ce n’est pas une visite de musée. L’écoute vibre du vécu du trio réuni, nous aidant à entrer dans le cercle, à perpétuer la messe après l’office.

C’est ce qui fait que Et ils franchirent le seuil n’est pas un autre disque d’ambient, de drone, de dark wave issu d’hallucinations de black metalleux qui ont oublié leurs amplis.

Il vous faudra une écoute participative. Il faudra vous écouter vous-mêmes pour percevoir sinon le pourquoi, au moins le comment. Il faudra vous reconnecter, dans le sens premier, aux origines terriennes, rocailleuses, quand l’ombre sur la pierre projetait sa propre vérité arrachée à la nôtre, narguant nos peurs. Il faudra sentir l’humidité, la moiteur, la peur, la colère, le souffle étrange qui passe entre les roches pour vivre cette expérience comme elle se doit, c’est-à-dire comme un rite.

Et ensuite, il vous faudra revenir, et pour cela vous devrez retrouver le chemin seul.

NOTE DE L'AUTEUR : 9 / 10



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