Le 13 décembre 2018, un rendez-vous de marque avait lieu à la Laiterie de Strasbourg. Le projet suisse Zeal & Ardor posait en effet ses valises sur les planches de la petite salle strasbourgeoise afin d’y estamper le dernier temps fort de l’année. Si le comité était plutôt restreint pour accueillir l’ovni de la scène metal moderne et une première partie des plus alléchantes, à savoir Hangman’s Chair, l’ambiance, elle, était mémorable.
Hangman’s Chair
Très peu de choses à dire sur la prestation de Hangman’s Chair ce soir là, si ce n’est que les Français ont proposé un concert rodé compilant le meilleur de leur discographie.
Jalonnant une setlist bien équilibrée et fluide, les titres de Banlieue Triste, le dernier opus de Hangman’s Chair, dressent le tableau d’un Paris crasseux et morose par le prisme d’une musique monolithique qui ébranle son auditeur, tant sur le plan émotionnel que physiquement. Les composition étaient déjà lourdes en studio, mais le lit de pierre créé par la basse est d’autant plus tangible en live et déforce le public avec ardeur. La sensation ressentie se situe de manière assez floue entre oppression et transport et c’est une ambiance unique qui s’installe pendant près d’une heure dans la Laiterie. Le public, largement averti, profite la tête ballante du sublime lightshow et des compositions juchées sur une bascule penchant tantôt vers un ton éthéré, tantôt vers un spleen des plus pesants.
L’expérience aurait pu cependant être un brin plus intense si les musiciens étaient plus dynamiques sur scène. Car les Français adoptent une posture imposante mais trop statique pour qu’elle puisse réellement avoir un effet sur l’auditoire qui se voit bercer par la musique mais qui, in fine, est difficilement diverti par le jeu de scène proposé. Hangman’s Chair reste malgré tout une entité incontournable de la scène metal française qu’il serait dommage de rater si elle venait à se produire près de chez vous.
Zeal & Ardor
Il est 21h20 lorsque les lumières s’éteignent et que “Sacrilegium I” prend le public au dépourvu. Alors que la voix très éthérée marquant les dernières mesures du morceau résonne dans la Laiterie, Manuel Gagneux, le cerveau du projet, se tient fermement debout derrière ce pied de micro bicéphale caractéristique de l’image du groupe. Les faibles lueurs émises par la structure métallique matérialisant le logo de Zeal & Ardor laissent déjà entrevoir un visage partagé entre rage et détermination qui restera intact tout le concert durant.
Quelques secondes plus tard, la tension monte. Un accord de guitare monotone, mécanique et régulier vient balayer le ton électronique posé par “Sacrilegium I”. Il se fait interminable, aussi insupportable qu’un bourdonnement qui envahit les tympans et annihile tout sentiment de confort. Toutes les deux mesures, comme pour alimenter le crescendo, les toms de la batterie sont frappés avec lourdeur et tels des tambours de guerre, annoncent la déferlante à venir.
Manuel Gagneux entre ensuite en jeu et se met à entretenir un dialogue presque inquiétant avec ses choeurs. Dès lors, l’ensemble musical traduit une puissance hors-norme parfaite par la voix saturée du chanteur principal, une voix largement inspirée de celles d’artistes comme Screaming Jay Hawkins lorsqu’elle frise ses extrêmes. “In Ashes”, le morceau d’ouverture, se voit alors conférer deux rôles distincts : celui d’asseoir la puissance du groupe sur le public strasbourgeois et celui d’introduire la schizophrénie qui régit la musique de Zeal & Ardor, car ce qui la rend unique, c’est la justesse et l’ingéniosité avec laquelle elle conjugue des styles peu enclins à entrer naturellement en symbiose. Le black metal, le blues et le spiritual sont ainsi associés pour former un hybride qui s’est chargé de souffler un vent de fraicheur plutôt violent sur la scène metal durant ces deux dernières années.
Sans sommation, “Servants” est lancée et flanque une deuxième droite à l’auditoire. Le titre issu du second opus de Zeal & Ardor, Stranger Fruit, révèle les rouages bien huilés d’une musique ultra efficace. Les influences black metal apportent sa puissance à l’édifice et viennent agrémenter l’ensemble d’un ton peu chaleureux alors que les hommages édifiants au blues et au negro spirituals se chargent de construire la base groovy des compositions. Autour de ces deux éléments simples s’articule donc tout un projet qui pourrait bien définir le futur de la scène metal expérimentale. Mais avant de spéculer sur l’influence que pourrait avoir Zeal & Ardor dans un avenir proche, concentrons nous sur leur prestation à la Laiterie.
Le contexte est tout particulier en ce 13 décembre. Strasbourg était frappée deux jours plus tôt par un attentat et l’état psychologique général de la ville en a clairement pâti pendant plusieurs jours. Toutefois, l’expérience du concert reste intègre et exempte de toute nuisance. Le public, clairement connaisseur, est très réactif et embrasse avec un plaisir intense le show qui lui est proposé.
Outre une balance du son impeccable, le groupe s’assure un lightshow des plus adaptés à sa musique et sublime ainsi sa prestation. Les stroboscopes calqués sur le rythme des blast-beats ne manquent pas de galvaniser la foule tandis que les tons de couleurs chaleureux soulignent les instants plus atmosphériques et calmes remarqués sur des morceaux comme “You Ain’t Coming Back” ou “Built On Ashes”. Face au public se dresse un ensemble de musiciens munis d’un charisme inébranlable exprimant son rapport à la musique de Zeal & Ardor avec singularité.
Manuel Gagneux s’impose naturellement comme la figure de proue en profitant de lumières concentrant l’attention sur lui, mais il serait inapproprié de dire que les autres musiciens sont laissés sur le banc de touche. Les deux choeurs assurent en réalité un appui tout particulier en ce qui concerne le jeu de scène et sont clairement un ingrédient indispensable à la réalisation de la recette Zeal & Ardor. Denis Wagner est pleinement habité par la musique, presque possédé, tandis que son homologue s’adonne à des mouvements plus communs jalonnés de postures imposantes. Tous deux s’immiscent à merveille dans le tableau global et s’autorisent des folies renforçant la sincérité de l’entité de Zeal & Ardor.
Ils permettent également d’apporter de la couleur à la musique qui, une fois parfaite de la présence de ces deux choeurs, s’habille d’un voile bien plus émotionnel et révèle une profondeur assez peu perceptible sur Devil Is Fine, le premier opus de Zeal & Ardor. La douleur dont semble hériter Manuel Gagneux est pleinement exhibée, elle se dessine sur le visage de chacun des musiciens et se traduit également par un ensemble de variations en tonalités mineures absolument poignantes complétées par quelques craquements dans la voix du leader. “Devil Is Fine” et “Come On Down” sont ainsi dépouillées de la froideur de l’enregistrement studio et s’arborent d’une intensité émotionnelle qui ne manque pas de faire couler quelques frissons le long de la colonne vertébrale.
Aussi, les nuances des morceaux sont amplifiées et laissent apparaitre une magnifique sensibilité musicale, ce qui permet à la musique d’atteindre un degré d’excellence tout autre. La puissance qui déferle sur la Laiterie dévoile ainsi sa source, une rage intense couplée à un arrière goût mélancolique qui trouve dans le scream black metal une voix parfaitement appropriée.
Le concert dure une petite heure et demie, ce qui laisse le temps à Zeal & Ardor de dévoiler un panel de dix-neuf titres ratissant large sur leur discographie. Vue la densité de la setlist, peu de place est accordée aux discours. Les morceaux s’enchaînent donc dans une fluidité des plus agréables, et sont agencés avec cohérence et minutie. Manuel Gagneux prend tout de même le temps de s’exprimer sur le silence dont font preuve les musiciens et s’adresse une fois au public avant d’entamer le dernier morceau de la soirée, “Baphomet”.
Il explique alors que son rôle est de divertir son public en jouant de la musique et que de s’adonner à de longues tirades serait altérer l’expérience qu’il essaie de construire durant le concert. Il ajoute également qu’il a préféré laisser parler son art plutôt que de s’exprimer longuement sur l’attentat qui avait sévi deux jours plus tôt. Ce choix est accueilli avec reconnaissance de la part du public qui a pu trouver en ce concert une échappatoire à l’ambiance morose qui planait au-dessus de la capitale alsacienne les jours précédents. Zeal & Ardor a ainsi offert un moment de répit et de suspend à un public qui, dans sa grande majorité, avait été mis à l’épreuve quelques jours plus tôt.
A leur habitude, les Suisses ont fait preuve d’une puissance, d’une sensibilité et d’une singularité hors-normes, et ont ainsi su faire pénétrer leur prestation dans le cercle fermé des concerts mémorables de la Laiterie de Strasbourg. Zeal & Ardor est un projet unique qui se doit d’être mis en avant et d’être testé au moins une fois par tout auditeur en recherche d’expérimental, d’avant-garde et d’alchimisme en tout genre.
Setlist:
Sacrilegium I
In Ashes
Servants
Come On Down
Blood in the River
Row Row
You Ain't Coming Back
We Never Fall
Waste
Fire of Motion
Ship on Fire
Stranger Fruit
Cut Me
Gravedigger's Chant
Children's Summon
Built on Ashes
We Can't Be Found
Encore:
Sacrilegium III
Don't You Dare
Devil Is Fine
Baphomet
Photographies : © Valentin Laurent (Hysteria) 2018
Toute reproduction interdite sans autorisation écrite du photographe.