Jaïl aurait pu appeler son nouvel opus "Phenix" Le groupe, originaire d'Oyonnax, existe en effet depuis les années 90, et on a pu le voir en live aux côtés de Lofofora ou encore Sick Of It All. Et puis, plus récemment, des remaniements dans le line-up ont mené à un nouveau départ, une renaissance pour le combo présenté comme une famille recomposée, mais avec la motivation, l'engagement et l'énergie intacte. L'album autoproduit Što se dereš? témoigne bien de cet élan en déclinant un florilège atypique de sons et d'influences, du folk au hardcore, du metalcore au prog, le tout agrémenté de chant en bosniaque, anglais et français, tout en éveillant les consciences avec un discours engagé et riche culturellement.
Le style de Jaïl est présenté comme de "l'ethno-metalcore"... Kézako ? Il suffit d'écouter la piste d'ouverture de l'album "Gori Život" pour saisir toute la richesse de ce genre, savant mélange, et y voir plus clair : on retrouve une couleur bien marquée, une identité et le chant en bosniaque, mais aussi un énorme cri, une violence évidente dans l'attaque, un fond narratif engagé avec des tirs sur des civils en introduction et un stacatto meurtrier, le tout alternant avec des passages d'arpèges en basse / guitare. C'est le refrain qui marque les esprits, et la marque metalcore indéniable, du cri remarquable d'Admir au passage fort en riffs. C'est efficace, c'est punchy, ça hurle, comme si System of a Down avait mangé du Hatebreed au petit déj.
Si l'on prend tous ces éléments séparément, on peut s'attendre à un manque d'unité ou un beau fouillis, mais le talent de Jaïl c'est d'harmoniser ce feu d'artifice par des transitions habiles et surtout cette grosse basse en filigrane qui sert de clé de voûte tenant l'ensemble... dans "Srećo" par exemple, les passages à la basse sont très forts, et on imagine aisément à quel point ce titre peut être une grosse claque en live. Plusieurs univers cohabitent aussi dans ce morceau, hardcore et heavy à la fois, de façon équilibrée. La musicalité est cependant bien présente. L'enchaînement des deux morceaux très metalcore "Pusti Me Da Živim" et "Revolucija" est intéressant, l'un étant presque l'antithèse de l'autre au niveau de la stucture alternant growls rageurs et passages folk tantôt dans le refrain, puis dans le couplet, et vice versa.
Une chose est sûre : l'auditeur ne risque pas de s'ennuyer ou de trouver l'album Što se dereš? répétitif. Pas deux morceaux ne sonnent de la même façon. La révolte, l'ancrage culturel, l'engagement de Jaïl est évident et affirmé, que ce soit dans le registre de l'agression, du savant mélange des genres ou même dans la douceur. Dans cet album on retrouve des choses aussi variées que "Put Putje Latif Aga", ballade traditionnelle a capella, sorte d'invitation au voyage, et le hardcore rageur du single "BIH (Genocide)" qui n'est pas sans rappeler Suicidal Tendencies dans la violence de l'attaque ou Mass Hysteria dans le côté brut des paroles engagées. Jaïl dénonce dans ce morceau l'indifférence de nombreux pays envers le génocide de Srebenica, perpétré en 1995 pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine. Comment ne pas voir des plaies encore à vif dans le staccato d'intro, la superbe basse de Bertrand - encore ! - et la violence du chant, décliné en français, bosniaque et en anglais sur ce titre court ?
Malgré tout, parfois la recette et les contrastes fonctionnent un peu moins bien, comme dans "Gdje Je Ljuban", où l'auditeur peut être un peu déçu par le chant moins convaincant dans les aigus, contrairement aux parties instrumentales : le refrain est très lourd, le djent entêtant tape bien fort, et les parties de guitare par Guillaume sont mémorables. Un sentiment mitigé peut surgir aussi à l'écoute de "Kad Santam", morceau plein de contrastes mais parfois assez inégal. L'entame assez ethnique et le passage lent au chant féminin manquent d'intensité, par rapport au refrain très puissant, racé et entraînant, marqué par la batterie énorme de Kevin et le très bon growl du chanteur Admir qui convainc davantage dans ce registre rugueux.
Avec Što se dereš? , Jaïl interpelle. D'un point de vue musical, il y a cette identité particulière qui pique l'intérêt. Mais le quatuor démontre plus que cela : l'ouverture d'esprit, le courage d'affirmer des idées, quelque chose de brut et d'authentique. C'est une belle découverte que ce jeune / ancien groupe, qu'il faudra vraiment voir en live.
L'album Što se dereš? est disponible auprès du groupe qui s'occupe de la distribution, par contact direct par mail ou sur sa page Facebook.