Entretien avec Vincent, leader de Theraphosa


Après des débuts sous les meilleurs auspices, Theraphosa, jeune trio de metal progressif "à la française", s'affirme avec force et nuance, en sortant un premier album, Transcendence, qui n'a rien d'un coup d'essai. Pour La Grosse Radio, Vincent (guitare, chant) est revenu sur la genèse de cet opus, en évoquant ce qui fait la singularité et l'esthétique de Theraphosa, tout en partageant sa vision de la musique et du monde. 

La Grosse Radio : Bonjour Vincent ! Peux-tu commencer par nous présenter Theraphosa et ses membres, et nous expliquer quelles ont été vos influences musicales, ce qui vous a amené à devenir un groupe ?

Theraphosa, c'est un trio de metal progressif. On est ensemble depuis 2007. Le groupe comporte deux frères « biologiques », Matthieu (à la basse) et moi-même. Martin, le batteur, est un ami d'enfance de mon frère, ils se connaissent depuis très longtemps.

Personnellement, j'ai toujours voulu fonder un groupe, aussi loin que je me souvienne. Cela vient surtout de mon père et mon oncle, qui me faisaient écouter du rock, des vinyles d'AC/DC, et qui étaient eux-mêmes guitaristes. Ils parlaient souvent de Gibson, de Fender, et j'entendais tous ces mots flotter au-dessus de ma tête sans trop savoir ce que ça représentait. À force, une sorte de fascination s'est créée : à les entendre, la guitare électrique semblait être un instrument vraiment épique. J'ai donc commencé la guitare à l'âge de dix ans, et même si j'ai su très tôt que je voulais faire un groupe, je n'ai pas réussi tout de suite à trouver les gens avec qui construire un projet sérieux. Voyant cela, mon frère, Matthieu, a décidé d'apprendre la basse pour jouer avec moi. Comme il était très souvent avec Martin, j'ai proposé à Martin de nous rejoindre pour former un groupe. Voilà comment  le groupe a commencé. C'était en 2007, à l'époque ils avaient douze ans et moi dix-sept !

On a donc commencé très jeunes, en faisant pas mal de démos de petites maquettes, mais rien qu'on a souhaité sortir car on trouvait que ça ne représentait pas vraiment le groupe au moment où le « produit fini » sortait. C'était un peu comme un dilemme à chaque fois, de se dire qu'on avait une démo prête, mais que notre son n'était déjà plus vraiment le même. On ne voulait pas sortir quelque chose ne nous représentait plus tout à fait. On a évolué ensemble, on a pris le temps de construire le style du groupe, et c'est ça qui explique qu'il y a eu autant de temps entre la formation du groupe, notre premier EP, et notre premier album, Transcendence. Le style et le son de Theraphosa sont beaucoup plus définis maintenant, et ça a vraiment commencé avec notre premier EP. Nous avons rencontré le batteur d'Amorphis et nous avons travaillé avec lui pour cette première sortie. C'est à ce moment-là que les choses ont vraiment commencé pour nous, car on avait enfin l'impression que ce que l'on sortait représentait bien le groupe tel qu'il était à ce moment-là.

Theraphosa, Transcendence, premier album, metal progressif, 2020

Justement, pour votre premier EP éponyme, sorti en 2018, vous avez travaillé avec Jan Rechberger le batteur d'Amorphis. Quelle expérience incroyable que de faire ses débuts avec un tel parrainage !

D'abord, il faut savoir que même si, comme je te l'ai dit, nous n'avons pas sorti nos premières démos et maquettes, en revanche nous avons toujours eu le désir de faire de la musique professionnellement. Ça n'a jamais été juste un hobby pour nous. Les choses se sont d'abord faites grâce à Denis Goria, qui est un réalisateur et photographe français et qui travaille beaucoup avec la scène scandinave [ndlr : il a réalisé des clips et a suivi de nombreux groupes en tournée, de Pain à Nightwish en passant par Hypocrisy et Amorphis].  C'est avec Denis qu'on a fait notre premier vrai shooting photo. Il a fait écouter un de nos titres de l'époque à Jan Rechberger, et il se trouve que c'était juste au moment où on était prêts à se lancer dans la création d'un opus qui représentait bien le groupe. Il a demandé si Jan accepterait de bosser sur ce premier EP avec nous, et il a accepté. C'est comme ça qu'on a pu aller en Finlande et enregistrer Theraphosa avec lui. Alors, c'est vrai, ça met un peu de pression, d'être avec un pro comme ça. On voulait être à la hauteur, alors on a fait tout ce qu'on a pu, on a bossé comme des dingues, et voilà comment tout a démarré.

Et deux ans après l'EP, vous sortez aujourd'hui votre premier album, Transcendence. Comment avez-vous travaillé pour la composition et la réalisation de cet opus ? Est-ce que votre façon de bosser a changé par rapport à vos débuts, par exemple ?

Le processus de création n'a pas vraiment changé, non, mais il y a quand même eu quelques changements. Le groupe fonctionne comme depuis les débuts. Comme je t'ai dit, nous avons commencé très jeunes, quand Matthieu et Martin n'avaient que douze ans, et moi dix-sept, et bien sûr la différence d'âge se ressentait beaucoup à l'époque.  J'avais donc naturellement ce rôle de guide et de « leader », j'avais plus de bagage technique qu'eux à cette époque-là, donc c'est moi qui composais les morceaux, et les choses sont restées comme ça, même jusqu'à aujourd'hui. La différence c'est qu'aujourd'hui Matthieu et Martin sont beaucoup plus impliqués, bien entendu. Ils sont davantage intervenus pour cet album : Matthieu a coécrit des textes avec moi et a signé des textes seul également. Martin a beaucoup bossé sur les arrangements de la batterie. Ce qui a changé aussi c'est la richesse des morceaux, qui sont beaucoup plus étoffés sur Transcendence, alors que sur l'EP on avait quelque chose d'un peu plus brutal. Sur l'album, il y a des choeurs, de l'orchestral, et pas mal d'influences nouvelles. Tout ça demande un peu plus de travail au niveau de l'écriture car plus il y a d'éléments, plus il faut s'assurer de la cohérence de l'ensemble, veiller à ce que tout se mélange et s'enchaîne bien. 
 

À l'écoute de l'album, on sent bien ces différentes influences et atmosphères. On sent aussi un travail important sur les nuances, et il y a un équilibre entre la lourdeur d'une part et l'élégance, voire la délicatesse de l'autre. Qu'en est-il du travail de production sur l'album pour arriver à ce rendu ?

Plusieurs choses me viennent à l'esprit. Ce que je veux d'abord souligner, c'est que tu as employé l'adjectif « élégant », c'est la première fois que je l'entends alors que nous, on l'utilise tout le temps ! En tant que groupe français, on pense qu'on a cet héritage d'élégance à la française, tel qu'on peut le retrouver dans la haute couture par exemple. On a essayé d'implémenter cette notion d'élégance, de délicatesse comme tu le disais aussi, à la fois dans le son de l'album mais aussi dans l'image du groupe. Pour ce qui est du son, il y a effectivement un équilibre sur Transcendence car il y a des morceaux qui sont assez différents les uns des autres mais on a cherché à mettre une vraie homogénéité. Pour cela, il a fallu faire un travail d'écriture et de composition, et le travail de Francis [Caste ndlr] à la prod a été vraiment essentiel pour arriver à ce rendu.  
 

Comment s'est passé l'enregistrement et la post prod, au studio Sainte Marthe avec Francis Caste, qui a déjà collaboré avec Hangman's Chair, The Great Old Ones, Regarde les Hommes Tomber, Lone Survivors… ?

Ce qui nous a plu, en premier lieu, c'est le côté humain. On s'est tout de suite bien entendus avec lui, on a pas mal de choses en commun, des références communes, le même type d'humour, donc bien sûr on a bossé sérieusement, mais on a aussi bien rigolé. C'est déjà très agréable. Et puis, au niveau du son, ce qui m'a marqué, c'est que lors de notre première rencontre, ses premiers mots ont été : « Vous voulez quoi comme son ? ». Ça peut paraître bête comme phrase, mais déjà ça n'augure que du bon. Il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour arriver à l'objectif qu'on s'était fixé du son qu'on recherchait, avec aussi cette sorte de « French touch » qu'on cherchait à avoir, même si tout ça n'est pas encore bien défini, mais en tout cas on a ce désir de créer cette touche française dans le metal. Francis a toujours été sur la même longueur d'ondes que nous, il n'a jamais été intrusif, n'a jamais imposé quoique ce soit. Quand il avait des idées ou des conseils, il nous les proposait, et nous disait « si ça ne vous plaît pas, on ne le fait pas ». Quant aux idées qu'il a proposées et qui nous ont plu, ça a été vraiment unanime. Cette collaboration a donc été très efficace et productive.

Que raconte votre album Transcendence ? Y a-t-il un message, une lecture à faire de cet opus ?

Il n'y a pas vraiment un message que l'on essaierait de faire passer, non. Ce qu'on a voulu, c'est partager notre vision de ce qu'est la transcendance. Au sein du groupe, nous avons des opinions qui sont opposées à ce sujet. Il y a des sujets sur lesquels mon frère et moi ne sommes pas du tout d'accord, et sur ces sujets en particulier, ça a demandé un travail très spécifique, particulier à cet album. Nous nous sommes efforcés d'écrire avec un double sens permanent pour que chacun puisse s'y retrouver, aussi bien nous, chaque musicien, que deux personnes qui écouteraient l'album et qui auraient des visions ou des convictions complètement différentes. Pour autant, il fallait que ça reste cohérent.
 

Pour moi, la transcendance, c'est essayer de surpasser la condition humaine dans ce qu'elle a de plus médiocre et de plus parasitaire, comme essayer de dépasser et de dompter certaines pulsions primitives, certains actes bestiaux. Après, je te dis qu'il n'y a pas de message, mais le but finalement serait de dire à quelqu'un qui n'a plus foi en lui-même de reprendre foi. Et pour ce faire, il ne faut pas avoir peur d'explorer ses propres démons. Nos démons, les trucs qu'on a enfouis au plus profond de nous-mêmes et qui sont plus des fardeaux qu'autre chose, si on arrive à les reconsidérer, à les interpréter différemment ou à les affronter, ça peut devenir un outil, une arme d'amélioration de soi, ou un catalyseur de créativité.

Je te dis ça car c'est ce que moi, j'ai vécu et ressenti. Je me dis que si j'ai vécu ça, d'autres le peuvent aussi. Et si jamais on dit à quelqu'un qu'il n'y arrivera jamais, qu'il ne peut pas y arriver, eh bien cet album est une façon de lui dire de ne jamais baisser les bras. Je sais bien que c'est beaucoup plus facile à dire qu'à faire, et que parfois c'est extrêmement compliqué, mais moi, si j'avais écouté ceux qui m'ont dit que je n'y arriverais jamais, ou plus simplement ceux qui m'ont dit quand j'étais jeune : « Tu verras, le metal, ça te passera »... Et bien tu vois, aujourd'hui j'ai trente ans, j'ai un groupe, certes encore en développement, mais qui existe depuis douze ans et j'en suis fier. 

Ma vision personnelle de cet album, c'est de le montrer comme une arme, mais aussi pour reconnaître qu'on n'est pas parfait. Pour moi, l'idée dans Transcendence c'est de dire qu'on a tous ces pulsions primitives qui peuvent être décourageantes voire effrayantes, c'est normal, mais on peut s'améliorer. Et surtout, avec la volonté, on peut faire plein de choses. Il y a plein de gens qui ont été donnés perdants et qui ont fait des choses grandioses. Tout ce que je te dis là, c'est ma vision des choses. Si tu poses la même question aux deux autres, ils vont te donner des réponses complètement différentes. Matthieu, mon frère, par exemple, a une vision beaucoup plus religieuse de cette idée de transcendance.
 

Le son de l'album reflète bien cette complexité, puisqu'il y a bien sûr quelque chose de ténébreux, presque mystique, mais il y a aussi un fond lumineux qui ne sonne pas glauque.

Oui, c'est comme ça que je le vois. Après, il faut se dire que le côté ténébreux qui est dans l'album représente en fait la réalité. Si on ouvre les yeux réellement sur ce qui se passe dans le monde, sur nos comportements vis-à-vis des autres, ce qui a d'ailleurs été démontré encore plus pendant la crise sanitaire actuelle, et si l'on prend conscience que l'espèce humaine est, parfois, lamentable, eh bien on peut s'améliorer. Avec le premier EP, on était presque dans la misanthropie pure. Maintenant, on est dans une espèce de réflexion sur soi et de vocation à l'amélioration. Transcendence propose plus une vision d'espoir, quelque part.

C'est intéressant cette réflexion sur l'humain, et comme tu le soulignais, la situation actuelle révèle pas mal de choses. Quel regard portes-tu sur cette pandémie, ses conséquences et le « monde d'après », dont beaucoup disent qu'il ne sera jamais plus comme avant ?

Oh, déjà, en ce qui me concerne, je n'ai pas grand espoir en l'humanité de façon générale. Mon frère, beaucoup plus. Il pense qu'on choisit qui on veut être, d'être mauvais ou bon, et donc que quelqu'un de bon peut devenir mauvais, et vice versa. D'une certaine manière, il a une vision plus proche de la religion. Moi j'ai pas trop d'espoir en l'humain. Je pense qu'on a toujours été comme ça. C'est un peu comme les gens qui s'offusquent qu'on fasse la guerre... mais la guerre a toujours été inhérente à l'homme, on a toujours fait la guerre, on passe notre temps à se faire la guerre, que ce soit au sens propre, avec des conflits armés comme il y a toujours eu, mais aussi sur d'autres plans, tu vois.

Par exemple, quand je vois des gens qui se battent pour trois rouleaux de PQ, c'est flippant ! Et le côté parasite de l'homme, tu le vois avec ces mecs qui volent des stocks de masques pour aller les revendre. Il faut être sacrément mauvais pour avoir ce genre d'idée ! C'est aussi simple que ça. Ça peut paraître bateau et facile à dire, mais c'est la vérité ! Il suffit de regarder ce qui se passe, les vents de panique qui se multiplient alors qu'on est dans un système qui te vend l'unité, qui te vend l'amour du prochain, avec plein de bons sentiments à la télé. Tout le monde se fait des bisous, tout le monde s'applaudit, mais en vrai ils n'en ont rien à secouer ! Derrière, chacun prêche pour sa paroisse, et c'est cet instinct de survie qui revient, c'est comme ça. C'est inhérent à l'homme. Avec notre album, on se demande s'il est possible de dépasser ça ou pas, parce que même nous on ne sait pas vraiment. C'est pour ça qu'on dit bien qu'il n'y a pas de message dans Transcendence. Ce sont des sujets tellement vastes et compliqués. Il n'y a que notre humble vision de la chose. Quant à l'avenir, et bien … je ne sais pas !

C'est compréhensible, personne ne sait d'ailleurs, surtout quand on  pense à cet individualisme grandissant...

Oui, complètement. Mon frère a raison, sur ce point, d'ailleurs. Bon, moi, je ne porte pas trop la religion dans mon cœur, mais on parle beaucoup de ça tous les deux. La religion a pu avoir du bon car elle a quand même été le ciment, le socle des individus pendant longtemps, sur pas mal de choses. Il n'y a pas eu que les conflits, ça a aussi permis une vraie unité. Aujourd'hui, l'individualisme à outrance est destructeur. Et pour autant, je suis moi-même attaché à mon individualisme et à ma liberté de pouvoir choisir ce que je veux faire. Là où ça pose question, c'est que si j'ai vraiment la liberté de faire ce que j'ai envie de faire, ça se fera forcément au détriment de quelqu'un d'autre. L'individualisme est à remettre en question, quelque part. Dans Transcendence, on est sans cesse dans le questionnement, il n'y a aucune certitude. Enfin voilà, ce sont des sujets très vastes qu'on aborde là ! [Rire
 

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Oui, mais c'est très intéressant. Si nous revenons à des préoccupations plus terre-à-terre, est-ce que la situation actuelle vous a contraints à modifier vos plans, que ce soit pour la promo ou pour d'éventuels concerts ?

Oui, on avait des dates prévues qui ont bien sûr été annulées. Certaines seront peut-être reportées mais on n'a pas encore de nouvelle sur ce qui va se passer. Cette année, on devait aussi faire la promotion de l'album au Hellfest. On ne devait pas y jouer, juste faire de la promo en point presse, mais on était super contents de pouvoir faire ça, c'était une première pour nous, donc ça, pareil, c'est râpé. Plein de choses ne se sont pas faites. Là, on est dans l'attente. On continue notre promo comme on le peut, et on attend d'avoir des retours de la part des différents intervenants de la scène, et on verra bien ce qui va se passer. C'est vraiment compliqué, parce que là on déconfine, mais on a l'impression que c'est pour la forme, enfin juste pour l'économie. Il y a peut-être des gens qui pètent des plombs, OK, mais j'ai l'impression que c'est un peu risqué de le faire maintenant. En tout cas on verra bien comment les choses vont se passer. Nous avons la chance, au moins, d'avoir une famille qui nous soutient énormément. Il y en a d'autres pour qui les choses sont beaucoup plus difficiles.

On vous souhaite de pouvoir défendre votre album en live dans un futur pas trop lointain, en tout cas. D'ailleurs, imaginons que vous puissiez choisir un groupe ou un artiste pour votre affiche de concert rêvée, de qui s'agirait-il ?

Alors ma réponse va être totalement personnelle. Si tu demandes à Matthieu ou Martin, ils ne te donneront pas du tout la même réponse. Alors voilà, je te répondrais Ghost. Je suis devenu vraiment fan de ce groupe, je les adore. Je les écoute tout le temps !

Et en plus, leurs concerts sont spectaculaires.

Oui, vraiment. Je les ai vus au Zénith de Paris l'an dernier, c'était incroyable. J'adore. Donc voilà, tu me dis : "Vous ouvrez pour Ghost", moi j'y vais tout de suite !

Interview réalisée par téléphone le 11 mai 2020. 

L'album Transcendence de Theraphosa est disponible depuis le 8 mai en format digital ou en CD via Season of Mist

 



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