Bien que nouveau membre officiel d'Enslaved pour la sortie d’Utgard, Iver Sandøy est en fait à l’oeuvre depuis des années auprès du groupe, notamment à la production de chaque album depuis Axioma Ethica Odini. L’occasion est donc parfaite pour lui poser quelques questions sur la période actuelle, son impact sur la promotion d’Utgard et les activités du groupe, l’évolution de son rapport avec les autres membres du groupe et sa place au sein de la formation. Sans oublier évidemment le sujet principal, Utgard.
La Grosse Radio : Nous vivons une période étrange, avec cette pandémie touchant violemment le monde entier, et particulièrement le secteur culturel. Si mes souvenirs sont bons, Enslaved venait tout juste de diffuser des photos annonçant un premier clip quand tout a commencé. Comment ça s’est passé pour vous ?
Iver Sandøy : Tu as raison, on était tout juste en train de lancer la promo pour Utgard quand tout est arrivé, c’était vraiment un mauvais timing. Même si, d’un autre côté on a eu de la chance, car contrairement à beaucoup d’autres groupes nous n’étions à ce moment précis pas en tournée, et on n’avait du coup peu de dates prévues en 2020. Mais bon, on a rapidement été alertés que les usines allaient fermer et que ce serait impossible de physiquement produire l’album. On n’a pas eu d’autre choix que de décaler toute la promo et d’attendre de voir la situation évoluer... On avait également un concert prévu au festival Prognosis fin mars.
LGR: Au pire moment quoi
Complètement ! Même si on savait comme tout le monde que le festival allait être annulé, pendant un moment la position officielle était “on ne sait pas”. Ça n'a pas été une période simple
LGR : Pendant le confinement vous avez pris l'excellente décision d’organiser des concerts en streaming accessibles gratuitement. Tous les groupes ne l’ont pas fait...
Merci, mais tu sais ça a été une décision difficile : comment choisir dans un cas comme ça ? Est-ce que ça devrait être gratuit ? Même si on n’était pas à proprement parler en tournée, il faut toujours beaucoup de temps et d’argent pour mettre en place un concert pareil, et en particulier pour la date où les fans pouvaient voter pour la setlist (Chronicles Of The Northbound) ! Parce qu’on ne savait absolument pas ce que le public allait choisir, et dans la liste il y avait des morceaux jusque là jamais interprétés par Enslaved, quelque soit le line-up. Et comme on n'a connu la liste des morceaux retenus que deux petites semaines avant la date, ça a été : “maintenant au travail !” (rires). Mais pour revenir à ta remarque, je ne critiquerai pas les groupes qui ont fait le choix de mettre un prix d’entrée pour leurs concerts, parce que je pense que c’est viable financièrement et mérité. Tu sais, certains pensent qu’on est riches et aisés parce qu’on est connus, mais en réalité la situation est rude pour tous les artistes, gros comme petits. Donc ça se comprend. Nous on a choisi de les laisser accessibles gratuitement pendant un temps limité après la diffusion. Ensuite, on verra ce qu’on en fera. Peut-être qu’on les rediffusera.
LGR : Toujours sur ces streams live pendant le confinement, c’était aussi un bon moyen de rester actif malgré l’annulation des festivals non ?
Tout à fait, même si pour le Verftet ça s’est organisé vraiment au dernier moment. Une semaine avant l’évènement, l’organisateur qu’on connaît très bien de Bergen nous a demandé : “Eh, ça vous dirait de jouer pour nous dans une semaine ?”. Quand on reçoit une proposition comme ça, on ne peut pas refuser, même si ça veut dire qu’on n’a presque aucune préparation.
LGR : En effet ! D’ailleurs vous y avez joué trois titres de Below The Light, “The Dead Stare”, “The Crossing” et "Havenless". Bravo pour ce dernier d'ailleurs. Vous aviez prévu de montrer un aperçu du set complet prévu cet été ?
Oui, on avait effectivement prévu un set complet sur Below The Lights en festival plus tard, et on a profité du Verftet pour montrer quelques extraits de cet album. Après tout, on avait déjà commencé à les retravailler. Pour “Havenless”, c’est vrai que depuis que j’ai réellement intégré le groupe c’est beaucoup plus facile de le jouer, on a enfin suffisamment de chanteurs.
LGR : Après Below The Lights, referez-vous un full set ? Quel album serait le suivant ?
Probablement. Le groupe a déjà fait Eld il y a plusieurs années et Vikinglidr Veldi, sur une date où je remplaçais Cato qui avait dû s’absenter parce que sa compagne accouchait le soir même ! Et puis évidemment Frost, deux fois déjà. On a prévu de refaire Vikinglidr Veldi au Beyond The Gates l’an prochain, s'il a lieu. Ça va être massif, avec une programmation qui revisite 1994 au Grieg Hallen, avec Mayhem qui jouera De Mysteriis Dom Sathanas et Emperor qui interprètera In The Nightside Eclipse ! Après ça, je ne sais pas. Peut-être Ruun, ou Axioma…
LGR : Pourquoi pas Monumension ? C’est un album assez particulier, presque à la frontière entre deux époques…
Je ne sais pas trop pour Monumension, il a des moments fantastiques mais aussi des passages plus confus. Je pense que ce n’est peut-être pas le meilleur candidat pour un tel set.
LGR : Comment avez-vous trouvé la setlist que le public a sélectionné pour le set Chronicles Of The Northbound ?
On a été très heureux de la sélection, parce qu’elle représente ce que doit être selon nous une setlist d’un groupe à la carrière aussi longue. Ça me semble normal d’avoir en même temps “AllfÇ«ðr” et “Sacred Horse”, si tu vois ce que je veux dire. On s’attendait à ce que les fans sélectionnent surtout des vieux morceaux, mais les albums récents ont également été très bien représentés. C’est bien, ça montre que la plupart de nos fans apprécient toute la discographie d’Enslaved, autant Frost que Riitiir.
LGR : Et “793” ? C’était épique de jouer ce titre en entier non ?
Oui, et je sais que c’est vraiment un des titres préférés de nos fans ! D’ailleurs l’intro n’avait jusque là jamais été jouée par le groupe. Ça a été intéressant de la répéter avec sa longue montée en intensité.
LGR : Alors, même si cela fait longtemps que tu collabores avec Enslaved, il y a eu un changement récent. Tu es à présent un membre officiel du groupe, prenant la place de Cato après son départ. Comment tu te sens à cette nouvelle place, et comment le passage de flambeau s'est déroulé ?
Et bien, je dois dire que tout ça me semble très naturel. Comme tu l’as dit, je travaille avec Enslaved depuis si longtemps, et on est amis depuis deux fois plus longtemps encore, donc ça s’est fait tout seul. J’ai reçu un sms de Grutle quand ils étaient en tournée en Russie fin 2017 qui disait : “Ok, Cato quitte le groupe, et si tu ne viens pas je m’en vais”
LGR : Ah oui, pas de pression !
(rires) Aucune pression ! Bon, il n’était probablement pas sérieux mais tout de même. J’ai dit ok à la fin de la tournée et voilà. Ça me plaît et ça se passe super bien, même si je continue en parallèle la production des albums, donc c’est beaucoup de boulot et ça me demande de l’organisation.
LGR : Sur le tout premier clip d'Utgard pour le morceau "Homebound", on te voit assurer le chant clair. Déjà, bravo ! C'est assez rare et difficile.
Merci ! Et oui c’est vrai, mais il y a aussi des batteurs chanteurs très talentueux. Disons que je fais de mon mieux.
LGR : Vous vous retrouvez donc à trois chanteurs maintenant, Grutle, Håkon et toi. Comment vous partagez-vous les lignes de chant ?
On a des registres suffisamment différents donc ça se fait naturellement. En fait c’est assez proche de ce qui s’était passé pour l’enregistrement du précédent album : toutes les lignes de chant ont été écrites par Grutle et moi. Ensuite, on en a donné plusieurs à Håkon, même si sur Utgard il y a un peu plus de chant pour moi que pour lui. Ça s’est fait selon la logique des compositions… Effectivement, on est bien dans un partage des voix à trois. Et ça nous donne plus de liberté dans les morceaux que l’on peut jouer.
LGR : Notamment en live. On en parlait tout à l’heure, maintenant vous pouvez jouer “Havenless”
Oui ! Maintenant on peut faire régulièrement ce genre de titres avec beaucoup d’harmonies vocales. On aime beaucoup ça et le public aussi.
LGR : Parlons d’Utgard maintenant. Quel sens se cache derrière ce nom ?
Utgard représente le domaine des géants dans la mythologie nordique, séparé de Midgard, celui des Hommes. C’est un endroit plein de mystères pour nous, plein de potentiel mais qui nous semble chaotique et violent, en quelque sorte. On peut l’interpréter comme un lieu dans lequel on vient chercher de l’inspiration en se confrontant aux côtés chaotiques et imprévisibles de la vie et de la musique. Utgard est à la fois une référence directe à la mythologie mais aussi un symbole artistique.
LGR : J’ai justement eu l’impression de retrouver cette sensation de chaos et de violence au centre de “Sequence”, juste avant l’accalmie qui arrive après. On y retrouve un peu cette idée.
Hmmm, je suis plutôt d’accord. Le titre atteint son apogée dans ce passage, avec d’abord le solo presque jazzy d’Ice Dale puis celui très chaotique d’Ivar, avant d’arriver dans ce paysage ambiant et très harmonieux. Cette transition est une bonne illustration de ce concept, et du potentiel caché dans ce domaine du chaos. Quelque part, c’est aussi une forme de beauté.
LGR : Par rapport aux précédents albums, Utgard est plus court, plus précis et plus concis, sans longue piste fleuve notamment. Y a-t-il une volonté de retour aux sources ?
Peut-être. Enfin, je crois que c’est plutôt parce que plus encore que d’habitude on a cherché à varier nos influences. Par exemple, on a essayé de développer une ambiance très Bathory sur “Jettegryta”, puis évidemment on retrouve beaucoup de Pink Floyd et aussi ce clin d’oeil à Kraftwerk… On n’a pas cherché à mélanger toutes ces directions ensemble ou a rallonger certains passages, les versions de démo d’Ivar étaient déjà comme ça et ça nous a plu. Mais en tout cas on en est très content du résultat, et ça fait probablement depuis Below The Lights que nous n’avions pas fait un album aussi court. D’ailleurs, Utgard tient sur un disque vinyle, sous les 45 minutes. On l’a découvert après le mixage !
LGR : Tu disais qu’Ivar avait composé les morceaux avant de vous les envoyer. À quel moment as-tu participé à l’écriture ?
En général ça fonctionne comme ça : Ivar écrit les riffs et les démos des chansons, et il nous les présente. En général, elles sont déjà très abouties, et parfois même presque finies. Elles contiennent déjà les parties de clavier et des pistes de batterie plutôt bonnes : je les agrémente mais ce sont toujours d’excellents points de départ. Alors on se retrouve Grutle et moi, et on travaille les parties vocales en exprimant nos idées et en testant des choses. À ce moment là on commence à appliquer des changements : l’ordre des riffs, la durée de certains passages, un peu plus de mélodies ou de solos, ça dépend. Et puis il y a les petites touches finales directement en studio. J’aime travailler comme ça ! (rires)
LGR : Espérons que vous puissiez revenir rejouer en France rapidement.
Oui, gardons espoir. La France a toujours réservé un grand accueil à Enslaved, alors à la première occasion on reviendra. Mais bon, comme tout le monde on ne sait pas du tout quand ce sera possible. Certains essaient d’organiser des dates et des tournées, mais c’est toujours avec le doute en tête: “ça va bien être possible ?”. On est tous dans le flou. D’ici là on n'a pas le choix, on se contentera des concerts en streaming et des albums.
Utgard est sorti le 2 octobre 2020 chez Nuclear Blast Records