A l’occasion de la sortie de Lila H, nous avons pu nous entretenir physiquement avec Samir (basse) et Manuel (chant) d’Arkan. Ils nous racontent comment cet album concept a pu prendre forme et comment ils font face au contexte actuel.
La Grosse Radio : Nous sommes à la sortie de votre cinquième album nommé Lila H. Est ce que vous pouvez nous expliquer avec vos propres mots la signification derrière ce titre qui semble avoir plusieurs sens ?
Samir : Lila H signifie principalement “au nom de Dieu”. S'ajoute à cela le fait que l'opus est un album concept qui parle de la décennie noire qu'on a vécu en Algérie. Une période où les fous de Dieu ont fait tant de tant de victimes. Il signifie aussi la nuit en arabe et renvoit au côté sombre de cette époque noire que l'on a vécu. C’est aussi un prénom féminin et l’on retrouve assez souvent cet aspect de féminité dans notre musique.
LGR : C'était important pour vous de parler de ce que vous avez traversé en Algérie dans cet album et surtout d'en parler maintenant, quasiment vingt ans après ?
Manuel : A la suite de la sortie de KELEM en 2016, on a fait quelques concerts et on s’est rapidement posé la question de ce qu'on allait faire par la suite. Quel serait le thème du prochain album? On avait tous entendu Samir et Mus, et moi un peu plus récemment étant rentré dans Arkan en 2016, raconter des anecdotes sur le ton de la rigolade sur des choses absolument atroces qui leur sont arrivées quand ils étaient enfants. Assez vite est née l'idée de leur permettre de se livrer et de nous raconter vraiment ce qu’il s’est passé. De ce qu’a représenté pour eux cette décennie horrible dans l'Algérie des années quatre vingt-dix, avec des attentats quotidiens, des assassinats et bien d’autres choses atroces. Réussir, à partir de ces petites anecdotes, à faire une grande histoire qui raconterait tout cela, a été le début du concept de Lila H.
LGR : C’est peut-être une question un peu politique mais qu’est-ce que ça vous a fait de voir l'ampleur que le Printemps Arabe a pu prendre ?
Samir : C'était très compliqué et formidable de voir cet élan de la jeunesse sortir. J'ai eu la chance d'y participer et de descendre en Algérie à ce moment-là. Ca m’a fait quelque chose de voir cette effervescence avec mes amis. On espère maintenant que cela aboutisse à quelque chose de concret. C'est pas encore le cas. Mais voir ces dizaines de milliers de personnes sortir dans le calme, sans échauffourées et sans violence c'était génial.
LGR : Lila H sort enfin (ndlr : la sortie de l’opus a de nombreuse fois été décalée en raison du coronavirus), qu’est-ce que ça vous fait ?
Manuel : Là maintenant, je dirais que je ressens un sentiment ambivalent de soulagement. On l'a gardé pour nous tellement longtemps. On a vraiment envie que les gens le découvrent. On aimerait aussi pouvoir le présenter en concert, mais ça ne se fera pas avant un certain temps. Donc il y a de la frustration de ce côté là.
Samir : C'est compliqué effectivement. Comme le dit Manu, ça fait longtemps qu'on l'a gardé pour nous, mais maintenant on a vraiment envie de le partager! C'est des histoires, des mélodies qu'on voudrait partager avec le plus grand nombre de personne… On sait très bien que ça ne sera pas possible et ce pour plusieurs mois encore, on ne pourra pas le défendre sur scène, donc on est très frustré. On sort un album généralement toujours suivi par des concerts. Là, c'est très compliqué, mais bon, on n'est pas les seuls et il faut bien que la vie continue. Par contre, il faut que le public soit là pour défendre et écouter. Il faut être présent pour les musiciens, pour qu’ils puissent continuer à créer.
LGR : et comment s'est passé l'enregistrement?
Manuel : Je suis rentré dans le groupe en 2016 et les trois premiers albums du groupe ont été enregistré chez Frederik Nordstrom donc pour eux, c'est la routine, c’est la maison. En revanche, pour moi c’était la première fois à Göteborg et j'étais très impatient de pouvoir travailler avec ce grand monsieur qui a marqué l'histoire du metal extrême. C'était extrêmement intense parce que c'est quelqu'un de très exigeant. On avait un temps très serré pour tout enregistrer.
LGR : Petite pression supplémentaire pour toi alors.
Samir : Même pour les autres, il met bien la pression (rires).
Manuel : Ouais et comme il y a très peu de temps. Il n'y a pas de moments de pause où l’on peut prendre son souffle. Si c'est raté, on rattaque tout de suite! C'est pas évident et je pense que c'est bien d'avoir un peu d'expérience d'autres studios avant d'en arriver là, parce qu'on sait ce que l’on vaut vraiment. Ce serait beaucoup plus difficile pour un pur débutant.
Samir : Ah ça je confirme ! Le premier album que j’ai enregistré en 2008 chez lui, ça a été quelque chose. Au moment d’enregistrer ma basse, je commence à attaquer et d’un seul coup il me voit jouer avec les doigts. Il me stop directement et me dit: “qu'est ce que tu fais là?”. Je lui répond que je joue au doigt et il rétorque qu’il ne connaît qu'un seul bassiste qui joue comme cela et il s'appelle Steve Harris. J'avoue que j'avais une petite larmichette mais il m’a finalement laissé enregistrer sans utiliser de médiator. Autant il arrive vraiment à te mettre à l’aise sur certains points et humainement il est adorable, autant niveau boulot quand tu dois faire le taf, faut le faire et envoyer du bois.
LGR : Et vous avez eu d’autres sources d’influences pour cet album ou pas ?
Samir : Lila H est un concept album qui parle de notre adolescence en Algérie dans les années quatre vingt dix et ça n’est vraiment qu’autour de cela. Finalement c’est l’histoire de toute une jeunesse algérienne racontée à travers notre regard et mis sur papier par Manu et Florent. C'est un concept album autour de petites histoires, d'anecdotes et Manu fait les gros yeux à chaque fois que j’utilise ces termes car ça n’est pas que ça pour lui.
Manuel : Pour moi une anecdote c’est lorsque je tombe en panne sur une autoroute. En revanche pour lui c’est lorsqu’il est à côté d'une explosion et qu’il va sortir des personnes des décombres.
LGR : Pas tout à fait pareil effectivement!
Samir : C’est pas la même chose effectivement mais c'est ce qu'on a vécu. On a grandi dedans. Pour nous, c'était un peu la normalité, entre guillemets alors que ça ne l’est pas en réalité. Etant gamin, on était insouciant, on voulait juste s'amuser et vivre. C'est plutôt nos parents qui l’ont beaucoup plus mal vécu car ils voyaient leurs enfants grandir dans cette période. Ils ne savaient pas si, le soir, ils allaient revoir leurs proches. Nous, on ne voyait pas les choses de la même manière.
LGR : Quel est votre titre favori dans Lila H ?
Manuel : J'avoue qu’il y a certains titres pour lesquels j'ai écrit les paroles qui, en tant que père, m’ont touché. Il y a notamment le titre “My Son”, véritable histoire arrivée à Mus. Un père explique à son fils que s’il entend ou constate quoi que ce soit d'anormal dans la rue il doit courir tout de suite sans chercher à comprendre. Il rentre à la maison, il ferme les volets et se met entre les deux murs porteurs de la maison. En tant que père, prendre nos gamins et établir ce discours là, c'est tellement poignant. Autre anecdote du côté de Samir qui, lorsqu’il était ado ne voulait que sortir, vivre et boire des coups avec ses copains. Ses parents n’avaient qu’une envie, c’est qu’il reste à la maison! Je suis père de deux fils de treize et seize ans et si à chaque fois qu'ils sortaient, j'avais peur d'entendre une explosion ça en serait insupportable! C'est une vulnérabilité atroce pour un parent et ça me touche particulièrement.
LGR : Samir, qu’est-ce que ça te fait de voir Manuel touché de la sorte ?
Samir : C’est intense parce qu'effectivement, ça fait plusieurs sessions où Manu et Florent sont là à nous écouter, raconter toutes ces histoires qu'on a vécues nous ou nos proches. C’est déterrer des choses que l'on avait mises de côté. D’autre part je voyais aussi le regard sincère de Manu en écoutant ces histoires là et à se dire “waow, ah oui d’accord”. J'ai vraiment aimé la façon dont il a retranscrit tout cela, que ce soit lui ou Florent. Il a vraiment réussi à retranscrire ses émotions. Pour revenir à mon titre préféré, il y en a plusieurs titres qui ressortent mais j’aime surtout “Broken Existencies”. L’intitulé veut tout dire et on y retrouve les intensités de tout l'album avec un côté punchy dès le départ, un refrain accrocheur et un break. Ca représente bien la musique d’Arkan.
LGR : Passons à une question compliquée. Si vous deviez décrire le groupe en un ou deux mots, lesquels ça seraient et pourquoi?
Samir : Je dirai l’ouverture d'esprit.
Manuel : Je suis plutôt d’accord! Je suis entré dans le groupe lorsqu’il avait déjà trois albums à son actif et l'existence, ce n'est pas rien. Il y a tout chez Arkan, ça va du death metal brutal, à des choses hyper aériennes, des mélodies progressives, des mélanges que l’on ne retrouve pas dans le hip hop par exemple. C'est vraiment une grande ouverture d'esprit. Et ce qui est encore plus beau, c'est que ça l’est même d’un point de vue culturel à faire ce grand écart entre la musique orientale et le metal occidental. On est sur quelque chose de vraiment fantastique!
LGR : Vous parlez justement d'ouverture d'esprit et on ne va pas s'en cacher, le metal, n’est pas très apprécié au Maghreb. Qu'est ce que ça a fait, à toi et ta famille Samir ?
Samir : Absolument rien. On a eu la chance car on faisait déjà du metal dans les années quatre vingt dix en Algérie. On faisait plein de concerts mais par contre, on devait tout organiser nous même sans aide. On montait la scène, on l'a démontait, on faisait vraiment tout. Même avec toutes les problématiques qu'on avait autour de nous, on arrivait à faire de la musique. C'était une chance. Le metal existe en Algérie. Il est moins mis en avant, mais ça existe. Il y a plein de jeunes groupes et de musiciens hyper talentueux. C'est formidable tout ce qui se passe. Par contre, effectivement ça n’est pas la musique de prédilection au Maghreb.
LGR : Pour finir, il s’agit de votre cinquième album en une quinzaine d’années d’existence, quels sont vos projets suivant ?
Samir : Faut-il qu’on puisse les faire avec le contexte actuel. Généralement quand on sort un album, on part tout de suite en tournée, on fait des concerts. Mais là, on est bloqué comme tout le monde et on est privé du contact direct en live. C'est ça qui est le plus le plus frustrant. On peut faire des concerts en live sur internet mais ça n’a pas le même impact. Il nous manquera forcément le côté humain de la chose. Le côté contact, le fait de rencontrer les gens, de discuter, sachant qu’en plus qu'il y a tout un concept derrière Lila H. En plus, je sais qu'il y a plein de personnes qui auraient souhaité qu'on en parle en direct. J'aurais aimé pouvoir partager ces choses là avec eux. Malheureusement, la situation actuelle ne nous le permet pas.