In Tormentata Quiete – Krononota

Qu’est-ce qui fait qu’un album cesse parfois d’être une production artistique pour devenir autre chose, un ovni, une obsession, une expérimentation, une révélation ? Le talent technique est bien sûr indispensable, mais loin d’être suffisant, et il est difficile de déterminer concrètement ce qui permet de transcender la musique. Pourtant, celle de certains artistes s’impose à l’esprit avec une force qu’il est impossible de nier. In Tormentata Quiete est de ceux-là. La formation italienne nous happe et nous offre quelque-chose bien au-delà de la simple musique.

Des groupes de metal aux confins des genres, il y en a pourtant à la pelle. Le metal moderne a même établi comme une norme l’alternance ou la fusion entre la violence plus ou moins déchainée du metal extrême et une dimension très mélodique. C’est un des aspects de la musique d’In Tormentata Quiete, mais elle va tellement au-delà de cette description qu’elle a à vrai dire peu à voir avec celle de ses contemporains.

Le sextette transalpin se décrit comme du metal théâtral d’avant-garde, et bien que cette description puisse passer à sa lecture pour hautement fumeuse, elle prend tout son sens à l’écoute de la musique. Actif depuis vingt ans, il a, en cinq albums, une démo et un EP, suivi un chemin exigeant, pas toujours accessible, unissant le black, le folk, l’avant-garde et le prog, la brutalité, l’expérimentation et l’émotion. Avec une vraie évolution au fil des ans tout en gardant un style propre, In Tormentata Quiete parvient avec Krononota à la quintessence de son art.

Le groupe explique qu’il s’agit d’un concept album, concept qui s’étale en fait sur les cinq opus, lesquels  suivent un personnage fictif ordinaire qui, face aux épreuves de la vie, décide d’arrêter de simplement survivre pour se consacrer à l’art. Krononota est la fin du cycle : arrivé au crépuscule de sa vie, l’homme dresse un bilan et se remémore cinq souvenirs précieux, chacun raconté dans une chanson, la première et la dernière piste symbolisant les réflexions actuelles du personnage.

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Toute cette scénarisation est indubitablement mise en avant dans la musique, dont la théâtralité saute aux oreilles dès la première écoute. Les ambiances sont poignantes, la mélancolie suinte de chaque accord, même le plus saturé, les trois voix sont expressives comme peu de vocalistes savent le faire, que ce soit en chant clair ou en chant saturé, les claviers instaurent des atmosphères prenantes. Cet aspect théâtral est ce qui donne sa singularité à l’album, ce qui permet d’allier énormément d’éléments différents, parfois très éloignés, et d’en faire un ensemble cohérent cinquante minutes durant. Les souvenirs sont au cœur de l’album, et les morceaux sont régulièrement ponctués d’une petite musique à base de cuivres d’inspiration début XXe, comme si les souvenirs étaient revus dans des vieux films couleur sépia.

Ce sens du théâtre et de l’expressivité donne une coloration avant-gardiste à l’album, sans jamais donner l’impression que le groupe est dans la posture : ces techniques vocales inattendues, ces passages déclamés, ces instruments divers qui s’insèrent au milieu des guitare, basse, batterie, tous sont au service de l’émotion – des émotions – que veut faire passer le groupe, dont les arrangements parviennent à faire ressentir la violence et la radicalité, même dans les moments les plus doux.

Pour parler de sentiments violents, de souvenirs, de regrets, de nostalgie, de colères, de joies, de tout cet arc-en-ciel de sentiments qui composent l’expérience humaine, il est inévitable de recourir à des structures progressives. A l’exception de la conclusion, minimaliste et épurée, simplement parlée sur des notes cristallines de claviers, tous les titres dépassent les six minutes, et évoluent véritablement du début à la fin, loin du classique couplet / refrain – même si cette structure peut parfois être utilisée sur une partie de la chanson. Si les chansons changent de rythme et de mélodies, cela ne sonne jamais comme étant gratuit, mais au contraire au service d’une progression en fin de compte logique. Il faut reconnaître que c’est parfois brutal et déstabilisant – « Lo sguardo d’Anteo » donne l’impression d’être coupé en deux chansons différentes – mais l’enchainement est le plus souvent très cohérent, par exemple avec la fin de « Sapor Umbro » qui annonce déjà le début de « Color Daunia » – probablement le point d’orgue de l’album, magistral à plus d’un titre.

Et bien sûr, rien de tel qu’un apport de black pour représenter au mieux le maelstrom d’émotions vécues par le protagoniste. Ce n’est pas le genre prédominant de l’album, mais il est bien présent, et sait intervenir au bon moment. La voix saturée suraigue, criée même lorsqu’elle chuchote, de Davide Conti, est une véritable allégorie de la douleur et de la souffrance, on entend, on touche presque les tourments qu’elle véhicule. Les riffs lourds, graves et pesants de la guitare de Lorenzo Rinaldi, de la basse de Luca Pasotti, les blast de la batterie de Francesco Paparella, arrivent toujours à point nommé pour renforcer la violence des sentiments exprimés par les voix, mais savent se mettre en retrait et ne pas être omniprésents pour créer de véritables contrastes.

Car la mélodie est aussi extrêmement présente dans Krononota, et elle offre à la fois une divergence et une continuité avec les éléments black, tant elle porte aussi une véritable violence, mais de façon beaucoup plus poignante. Les claviers participent de cet aspect mélodique, quelques soli de guitare viennent dynamiser l’ensemble, les arpèges clairs de guitare abondent, infiniment nostalgiques, des cordes viennent subrepticement renforcer cet effet, sans jamais tomber dans la ballade guimauve de bas étage. Les deux voix claires de Samantha Bevoni et Marco Vitale vont de la douceur aérienne à la puissance écorchée. Techniquement très bonnes, c’est surtout leur qualité d’interprétation qui frappe, et l’utilisation de techniques vocales parfois surprenantes à l’oreille, s’approchant de la saturation, variant leur timbre.

En plus de cela, le groupe propose quelques réminiscences de musique traditionnelle italienne, que ce soit sur certains passages mélodiques, dans certaines parties du chant masculin clair, avec l’ajout d’instruments comme l’accordéon (pour lequel il a invité Daniela Taglioni), voire avec un jeu de guitare qui évoque ponctuellement celui d’une mandoline. Ces éléments sont disséminés çà et là, il ne s’agit pas là à proprement parler de folk metal, mais ils donnent une coloration particulière à l’opus, une identité italienne, utilisant ce savoir-faire en matière de chansons populaires pour le transcender. Et comme si le mélange n’était pas complet, In Tormentata Quiete va chercher des influences du côté du jazz avec un saxophone (pour lequel est invité Alessandro Carnevali) lui aussi incroyablement expressif.

Le tout s’articule admirablement, chaque instrument passant d’un genre à l’autre, les différentes influences s’entremêlant sur un même passage pour se fondre en un son nouveau, qui n’appartient qu’au groupe. A titre d’exemple, au lieu d’alterner sempiternellement les trois voix, elles se retrouvent souvent sur un même passage, chant clair et chant saturé se donnant alors mutuellement encore plus de force. Parfaitement servi par une production précise et une interprétation hors pair, chaque morceau mériterait qu’on s’y attarde, mais « Color Daunia », « Abbraccio d’Emilia » et « Odor Mediterraneo » sont peut-être les morceaux les plus marquants, sublimant tout, la progression, l’interprétation, la violence, l’émotion.

L’écoute de ce Krononota déclenche l’envie d’accumuler tous les superlatifs, pourtant, tous restent petits face à la grandeur d’un tel groupe. Aucun texte ne pourrait rendre justice à sa musique. In Tormentata Quiete, c’est une expérience sonore, sensorielle, psychique, dont on ne ressort pas indemne, mais qui mérite qu’on s’y jette de toute son âme.

Tracklist
1. Urlo Del Tempo
2. All'Alba: Sapor Umbro
3. Alla Mattina: Color Daunia
4. Al Pomeriggio: Lo Sguardo D'Anteo
5. Alla Sera: Abbraccio D'Emilia
6. Alla Notte: Odor Mediterraneo
7. KronoMetro

Sortie le 19 février 2021 chez My Kingdom Music

NOTE DE L'AUTEUR : 9 / 10



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