Composer une musique que personne n’a entendue auparavant, en voilà une idée prétentieuse sur laquelle nombre d’artistes se sont cassés les dents. Si l’exécution d’un tel projet n’est pas ratée, le résultat en est parfois tellement peu conventionnel qu’il tombe à plat, ou pire, dans l’oubli. Et malgré tous les outils qui se trouvent aujourd’hui à notre disposition pour confectionner des sons inédits, des morceaux qui sortent de l’ordinaire et s’affranchissent des codes bien ancrés des musiques actuelles occidentales, il n’a jamais semblé aussi difficile de se démarquer d’autrui. Pourtant, des groupes comme The Armed parviennent, album après album, à braver cet obstacle avec une aisance presque provocante.
S’il doit une partie de son succès au mythe qui l’entoure - faux noms, photos promo bidons, performances live interprétés par des acteurs se faisant passer pour les musiciens, potentielles contributions de membres de The Dillinger Escape Plan et Converge… - le groupe de hardcore anonyme originaire de Detroit s’est avant tout fait connaitre grâce à une musique conjurant des influences diamétralement opposées. Au fil de sa discographie, The Armed a fait de l’inattendu son fer de lance et s’est rapidement vu confier le statut de pionnier d’un genre encore indicible. Après un premier album intitulé Untitled (2015) qui avait de quoi faire rougir la majorité des groupes de la scène, la formation s’était en effet illustrée avec Only Love (2018), un album formidable malheureusement reçu en Europe dans une discrétion assez déconcertante. The Armed est aujourd’hui de retour avec un troisième album, ULTRAPOP, paru le 16 avril 2021 via Sargent House.
Le style dans lequel évolue The Armed est tout aussi brouillé que les pistes données sur la véritable identité de ses membres. Il était à l’origine question de confectionner un hardcore chaotique inspiré de Converge et de la vague mathcore anglaise or, depuis Only Love, le groupe s’évertue à pousser son concept de pop ultraviolente dans un maximalisme à la limite de l’implosion. Difficile alors d’associer complètement le groupe au hardcore ou, plus spécifiquement, au mathcore, tant il en brise les conventions. Agressif, violent, mais aussi atmosphérique, tendre et lorgnant sur une fibre pop, cet album mettait déjà à mal l’orthodoxie qui préside traditionnellement dans le hardcore. ULTRAPOP vient aujourd’hui assurer la complétion des idées qu’avait posées son prédécesseur et s’engouffre ainsi dans un schéma encore plus extravagant, rendant poreuses les limites pourtant si hermétiques entre pop et hardcore.
Qu’il serait cependant vain de déterminer s’il s’agit d’un album de hardcore trempé dans une esthétique pop ou d’un album de pop travesti en un objet censé rappeler le core ou le noise, car son réel intérêt émane non-pas du concept en soi, mais bel et bien de son exécution. ULTRAPOP est massif. Ses innombrables textures et couches de sons ont l’effet d’un parpaing éclaté en pleine mâchoire. Les idées y fusent à une vitesse ahurissante. De délicates nappes électroniques rappelant la dream-pop se mêlent régulièrement au rugueux vacarme causé par les quelques huit musiciens ainsi qu’aux cris acérés de sa chanteuse. Les blasbeats saturés garnis d’un tissu vocal hyper abrasif de "A LIFE SO WONDERFUL" évoluent dans une gamme majeure, des voix éthérées surplombent l’impétueux pont de "MASUNAGA VAPORS" et certains refrains, comme ceux de "ALL FUTURES", "AN ITERATION" ou encore "AVERAGE DEATH" sont étrangement fédérateurs.
Ce genre d’idées folles, ULTRAPOP en regorge. Morceau après morceau, couplet après couplet, se dévoile une musique schizophrénique, à la fois viscérale et étrangement dansante, coulée dans un son en constante évolution frénétique. Rien ne parait tangible, tout semble s’atomiser dans la seconde et, en même temps, parfaitement maîtrisé.
Aussi épais que le son soit, d’impressionnantes dynamiques s’en dégagent, et The Armed manipule chacune d’elle avec une précision chirurgicale parfaitement matérialisée dans les derniers instants de "AN ITERATION". À mesure que sont répétés les mots « did it again, did it again… » monte une tension exaltante. Tout s’arrête net, puis le groupe reprend, annihilant le morceau dans un climax livré avec un timing jouissif.
L’objectif pour The Armed était d’offrir « l’expérience la plus intense possible ». Non seulement est-elle est intense, mais elle est aussi singulière. Rarement un groupe a su conjuguer deux mouvements tant opposés en trouvant un équilibre aussi parfait. Dans l’idée, le concept se veut tout à fait provocant voire arrogant à l’égard du hardcore, mais dans une période ou ce genre, qui vit principalement par ses représentations en concerts, est largement mis à mal, ULTRAPOP semble plutôt embrasser ce qui en fait l’identité propre pour lui redonner du souffle.
L’effort que fournit The Armed pour créer la tension, atteindre la forme de catharsis la plus pure et accoucher de ses compositions les plus mémorables n’a rien d’antagoniste au hardcore, bien au contraire. Le groupe de Detroit pousse encore d’un cran les limites de l’agressivité, et ce même en convoquant des influences pop, s’inscrivant ainsi parfaitement dans le mouvement. ULTRAPOP est assurément un incontournable de l’année.
ULTRAPOP est paru le 16 avril 2021 via Sargent House.
Tracklist:
01. ULTRAPOP
02. ALL FUTURES
03. MASUNAGA VAPORS
04. A LIFE SO WONDERFUL
05. AN ITERATION
06. BIG SHELL
07. AVERAGE DEATH
08. FAITH IN MEDICATION
09. WHERE MAN KNOWS WANT
10. REAL FOLK BLUES
11. BAD SELECTION
12. THE MUSIC BECOMES A SKULL